BREXIT – UN PEU D’HISTOIRE POLITIQUE – Pourquoi n’y-a-t-il aucune opposition politique au Royaume-Uni pour s’opposer au Brexit ?

Combien de temps La Mère de tous les Parlements va-t-elle rester aux abonnés absents dans le débat crucial du Brexit ?

C’est l’une des questions les plus fréquentes de mes interlocuteurs français et européens, perplexes devant des britanniques (modèle post-référendum 2016) qu’ils découvrent aux antipodes des interlocuteurs qu’ils pratiquent depuis plus de 40 ans dans les institutions de l’UE et en affaires. Au lieu de partenaires exigeants (ou « difficiles »), mais restant pragmatiques, hautement professionnels, pas idéologues et surtout toujours très bien préparés, ils ont face à eux le spectacle déconcertant de négociateurs pas préparés et incohérents jusqu’à la caricature. Cela pousse les plus cyniques à penser qu’il y a même anguille sous roche : c’est un artifice de négociation pour mieux faire surgir un « deus ex machina » à la dernière minute, la Perfide Albion a forcément quelque chose dans la manche !

Il faut examiner l’histoire politique britannique des dernières décennies pour trouver des éléments de réponse à la question : comment sommes-nous arrivés à cette situation très surprenante, l’absence d’opposition au Brexit, alors même qu’une majorité de députés – et une encore plus grande majorité de Lords – considère le Brexit comme un acte de sabordage / sabotage national.

Le moment est aussi opportun pour phosphorer sur le sujet :

  • Jeremy Corbyn, leader du Parti Travailliste, infléchit la position officielle du parti en faveur d’une union douanière avec l’UE – gagnant le support inattendu du CBI, le MEDEF britannique, pas du tout un support traditionnel du très à gauche Jeremy Corbyn, montrant à quel point le Brexit bouleverse les schémas traditionnels

  • l’UE vient de publier le projet de texte du traité de ‘divorce’, concrétisant l’accord conclu le 8 décembre dernier à Bruxelles ; réaction hostile immédiate du gouvernement – « le projet menace l’intégrité du Royaume Uni » – sujet qui fâche : la frontière entre la Republique d’Irlande et l’Ulster.

 

Raisons politico-historiques d’une situation en apparence absurd

Ingrédient N°1 – Le scrutin uninominal majoritaire à un tour lamine les petits partis et un leader anti Brexit crédible disparaît

Un mode de scrutin manichéen

Les députés (Members of Parliament, ou MP) sont élus en un seul tout de scrutin, avec le plus grand nombre de voix, même faible – dans un cas extrême, un MP peut donc gagner une élection avec seulement 15% ou 20% des voix, alors que ses opposants ont ensemble une majorité, qui se trouve … dans l’opposition. Deux exemples grandeur nature : (i) aux élections de 2015, les Conservateurs (Tories) obtiennent une majorité à la Chambre des Communes (5 sièges, certes faible), alors que leur part du vote national ne représente que 36,9% des voix ; (ii) en 2010, les Liberal Democrats, 3eme parti, recueillaient 23% des voies, contre 29% pour le Labour, mais ils obtiennent respectivement 57 et 259 sièges.

Le mode de scrutin lamine donc les petites formations politiques, et a installé essentiellement un système de 2 partis. La configuration physique de la Chambre des Communes témoigne d’ailleurs d’un système binaire, où les députés de la majorité et de l’opposition se font face.

Naissance et mort d’un troisième parti

Un parti centriste était né en 1981: le député travailliste, devenu Lord Owen[1], et 3 autres travaillistes modérés, font sécession du Labour qui opérait alors un virage à gauche marqué sous la direction de Michael Foot, pendant le premier gouvernement Thatcher. Ils fondent le Council for Social Democracy qui devient le Social Democratic Party (SDP). Ce parti, devenu en 1989 les Liberal Democrats (LibDem), culminera à 62 députés en 2005 et entrera au gouvernement en coalition avec les Conservateurs en 2010, leur leader Nick Clegg devenant Vice Premier Ministre.

Ce sera le ‘baiser qui tue’ pour ce parti – et son leader – le seul avec les Verts (une députée) à être officiellement pro-européen. Les LibDem n’avaient jamais participé à un gouvernement et l’association avec les Tories est catastrophique : devenant rapidement les seconds couteaux d’un gouvernement fermement conservateur, ils portent le chapeau des décisions impopulaires et ne parviennent pas à convaincre des électeurs et une presse sceptiques sur leur soi-disant rôle de modérateur des excès conservateurs. Le vote du parti s’effondre en 2015, et ils sont réduits à 8 députés. Son leader Nick Clegg perd lui-même son siège aux élections anticipées de juin 2017. Avec cette personnalité politique éloquente, polyglotte et ardemment européenne disparaît l’une des dernières voix résolument anti-Brexit à la Chambre des Communes.

Ingrédient N°2 – D’autres opposants neutralisés par l’agenda politique depuis quinze ans

« I am intensely relaxed about people getting filthy rich…» – dixit Peter (maintenant Lord) Mandelson, l’un des architectes de la transformation du Parti Travailliste et sa conquête du pouvoir en 1997. Après 18 ans d’opposition et un virage à gauche dans les années 1980, le Labour avait embrassé l’économie de marché et convaincu la City et le patronat de sa compétence pour gérer l’économie.  Tony Blair à sa tête, le parti remporte l’élection de 1997 avec une majorité écrasante – 66% des sièges. Il hérite d’une économie robuste, léguée par le premier ministre conservateur John Major (1992-1997), la croissance se poursuivant jusqu’à la crise financière de 2008.

Irak – La revanche de la Gauche

Tony Blair, pro-européen et anti-Brexit déterminé, est très critique à l’égard de la nouvelle direction de son parti, l’accusant de ne pas profiter du profond désarroi et de la division du gouvernement, et de ne pas avoir de ligne claire sur le Brexit – Jeremy Corbyn avait fait une campagne de référendum pro-Remain tiède et sans passion ; la seule politique du Labour est d’attendre que les Tories implosent sous le poids de leurs contradictions, tout en essayant de ne pas prendre parti sur le Brexit, le Labour étant presqu’aussi divisé sur le sujet que les Tories.

Il souligne que, face aux dossiers qui s’accumulent au passif des Tories – l’incroyable impéritie de la gestion du Brexit ; le système de santé en crise profonde ; l’éducation nationale en crise mais dont on parle à peine ; une société toujours profondément inégalitaire – le Labour devrait avoir 20 points d’avance dans les sondages.

Tony Blair est encore intervenu le 1er mars dans un appel passionné à l’UE, demandant aux européens de participer au sauvetage du Royaume-Uni en reformant l’Europe, et par là même offrir une voie de sortie honorable au pays.

Tony Blair, ‘kryptonite politique’

La source des maux actuels du Labour remonte à 2003 et se résume en deux mots : Irak et WMD (Weapons of Mass Destruction). Bien plus que le reste de la classe politique – les Conservateurs dans l’opposition avaient voté en faveur de l’intervention militaire en 2003 – la gauche du Parti Travailliste n’a toujours pas pardonné à Tony Blair et son gouvernement d’avoir exagéré la menace que Saddam Hussein aurait fait peser avec ses WMD (principalement chimiques), qui auraient pu être déployées en 45 minutes. Cela s’est avéré sans fondement et un bon nombre de membres du Labour ne lui pardonnent toujours pas d’avoir menti au Parlement pour justifier l’intervention militaire en Irak, aux côtés des Etats-Unis et sans l’aval de l’ONU.

Donc exit New Labour, expérience avortée de social démocratisation du Labour, et de Tony Blair, leader charismatique, éloquent et… inaudible.

Ingrédient N° 3 – Quelques voix pro-européennes en ordre dispersé

D’autres protagonistes pro-européens tentent de ramener le pays à la raison.

  1. John Major, Premier ministre conservateur à l’image falote, constamment en butte aux démons anti-européens de son parti quand il était au pouvoir (1992-97), a acquis une aura d’homme d’Etat respecté internationalement (pas sans rappeler le destin du Président américain Jimmy Carter) ; son discours récent (28 février) fut une attaque en règle contre la politique poursuivi par Theresa May et son gouvernement. Malgré sa calme autorité et le bon sens de ses propos, il est facile à ses détracteurs Brexiters de railler celui qui, Premier ministre, pestait contre les interventions de celle qui l’avait précédé au 10 Downing Street, Margaret Thatcher – la qualifiant de « back-seat driver ». Exit Sir John.
  2. Kenneth (Ken) Clarke – baron du parti conservateur et titulaire de tous les grands portefeuilles des gouvernements conservateurs depuis 1985 – Justice ; Commerce ; Finances ; Intérieur ; Education ; Santé ; Trésor ; Travail. Il est viscéralement anti-Brexit, mais bien seul.
  3. Lord Heseltine – ancien ministre charismatique (et rival) de Margaret Thatcher, baron du parti, il est un pro-européen convaincu ; retiré de la vie politique, ses interventions anti-Brexit ne transportent pas les foules.
  4. Dominic Grieve – député conservateur ; avocat plaidant (barrister, Queen’s Counsel), aussi éloquent en français qu’en anglais ; ancien Attorney General 2010-14 (conseil juridique du gouvernement et de la Couronne, poste très important), l’un des leaders des rebelles conservateurs qui ont récemment voté contre le gouvernement pour forcer l’exécutif à soumettre au Parlement l’accord qui est en ce moment-même négocié avec l’UE.

Il est bien seul, et soumis comme son collègue Ken Clarke et les quelques rebelles du parti Conservateur à d’intenses pressions de l’exécutif et des Whips, les députés chargés de faire respecter la discipline de vote.

On mentionnera enfin Nicola Sturgeon, à la tête du Scottish National Party. Le parti qui milite en faveur de l’indépendance écossaise a perdu de son lustre depuis son échec au référendum de 2014 : les Ecossais avaient voté à plus de 55% pour rester au sein du Royaume-Uni. Depuis, les Conservateurs écossais, en déclin depuis de longues années, se refont une santé politique sous la direction de leur énergique leader Ruth Davidson. Malgré le vote écossais au référendum de 2016 fortement pro-européen (62% en faveur de Remain), Nicola Salmon et son parti indépendantiste  peinent à peser dans le débat.

Il reste les réseaux sociaux, Twitter se substituant au Parlement pour servir de scène à un débat virulent qui n’y a pas lieu, alors même qu’une majorité confortable de parlementaires a voté Remain, et qu’il existe encore probablement une forte majorité qui pense que le Brexit est une folie.

C’est aussi l’occasion de constater en passant que les députés sont finalement assez rarement sollicités pour se prononcer sur un sujet aussi crucial, où le devenir du pays est en jeu. Ils semblent mal armés pour jouer ce rôle pourtant essentiel, tant la grande majorité semble habitué à se plier sans états d’âmes à la discipline de leur parti.

Où est La Mère de tous les Parlements quand on a besoin d’elle?

Cette petite leçon d’histoire politique britannique offre quelques éléments de réflexion pour tenter d’expliquer une situation politique totalement inédite, en essayant de démonter certains des ressorts d’un scénario improbable : celui d’un pays réputé pour son pragmatisme et son absence de dogme se ruant vers l’inconnu à la suite de zélotes et d’opportunistes, et le spectacle désolant d’une institution semble-t-il paralysée, à un moment où la nation a le besoin vital d’un parlement robuste qui joue son rôle de contre-pouvoir à l’exécutif, mais incapable d’enrayer ce que la majorité de ses membres soupçonne d’être au mieux un saut dans l’inconnu, au pire une folie.

Combien de temps La Mère de tous les Parlements va-t-elle rester aux abonnés absents ?

 

Olivier MOREL – 2 mars 2018

[1] Lord Owen devint en 1992 coprésident pour l’Union européenne du comité directeur de la Conférence internationale sur l’exYougoslavie

Auteur : ochmorel

Né en France ; bilingue à 4 ans grâce à une mère un temps expatriée à Londres et au Texas ; mari et père (3) ; résident au Royaume Uni (+30 ans) ; binational (2 passeports) ; avocat d'affaires français et solicitor anglais ; passionné de rugby (coach et arbitre diplômé), d'histoire militaire, de géopolitique, de musique russe, de cinéma (Stanley Kubrick / David Lean) ; auteur d'articles et d'ouvrages, et intervenant tous médias sur le droit comparé français-anglais et les relations entre nos deux pays - et le Brexit (!) ; avide lecteur de bandes dessinées (Jacques Tardi).

Une réflexion sur « BREXIT – UN PEU D’HISTOIRE POLITIQUE – Pourquoi n’y-a-t-il aucune opposition politique au Royaume-Uni pour s’opposer au Brexit ? »

  1. Bonne analyse de la politique au Royaume-(des)Uni. Il y a cpdt plus de voix alternatives que les quatre ou cinq mentionnés ici: Chuka Umunna récemment, ainsi qu’un bon nombre de Labour refusant l’alignement avec Corbyn, Anna Soubry et autres conservateurs qualifiés de “traîtres”, et des figures célèbres et influentes telles que Gina Miller ou Ian McEwan, parce que respectées du grand public. J’ajouterai aussi que les médias jouent un grand rôle pour pourrir cette situation politique catastrophique: que ça soit la trash press (Daily Mail), l’empire Murdoch (Times, Sky) ou la BBC silencieuse (et non pas neutre). Rendez-vous le 19 mars pour Should I Stay or Should I Go

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