Brexit – What next ?

Après 47 ans et 1 mois d’appartenance au bloc des 28, le Royaume Uni vient de quitter l’Union Européenne. Comme beaucoup d’évènements historiques, ceux qui vivent ces moments au quotidien ont finalement trouvé le vendredi 31 janvier assez ordinaire. Ce n’est qu’avec le recul de l’histoire que l’impact en sera évalué. Entretemps, la vie continue et le mot d’ordre des milieux d’affaires est maintenant un fort pragmatique : « il faut y aller » – « let’s get on with it »

Mon ami Eric Albert, « City Correspondent » à Londres pour Le Monde et Le Temps, bi-national et fin connaisseur de ce pays, me demandait au moment de me souhaiter une bonne année début janvier ce que j’avais prévu de faire à la fin du mois. J’ai mis au moins 30 secondes à réaliser de quoi il parlait. J’avais totalement évacué le sujet Brexit. Comme beaucoup, j’ai mal vécu l’incertitude quasi-quotidienne depuis 3 ans et demi. Les élections du 12 décembre, quelle que soit son opinion personnelle sur le résultat, n’en n’ont pas moins apporté un énorme soulagement, une respiration qui, si j’en crois notre niveau d’activité de conseil actuel, est mis à profit par les entreprises pour faire de la croissance externe.

Réflexions pêle-mêles sur mes sentiments après plus de trois ans et demi de cette sorte d’‘apnée émotionnelle’ et alors que le Royaume-Uni vient de larguer les amarres.

Le soulagement, sans que cela se soit manifesté explicitement. Le retour à une certaine normalité, et surtout la quasi disparition du Brexit dans les esprits et les discours, a ramené un quotidien ‘business as usual’ bienvenu, aidé en cela par les fêtes de fin d’année – moins de twitter, plus de temps passé en famille autour de la dinde et du Christmas pudding. Il reste intéressant de se pencher sur la recette du triomphe de Boris Johnson aux urnes : la limpidité du message « Get Brexit done ». C’est simpliste et ça a fonctionné à merveille, auprès d’un électorat épuisé d’avoir vécu 3 ans et demi à attendre un dénouement qui ne venait pas. Le parallèle avec la campagne victorieuse du camp Leave en 2016 est saisissante : le slogan « Take Back Control » avait alors fait merveille. Tout le génie (diabolique) de Dominic Cummings, le Raspoutine de Boris Johnson et architecte des deux campagnes, est la simplicité du message pour faire appel à un électorat qui ne croit plus du tout à la véracité du discours politique, mais qui est prêt à suivre quelqu’un qui présente une solution en apparence simple, rapide et indolore à tous leurs maux. Dans les deux cas, cette simplicité évite de rentrer dans les détails – surtout pas de détails ! – et permet à tout un chacun d’y trouver son compte, de se l’approprier : le slogan passe-partout idéal. Autre élément de la tactique électorale élevée en stratégie et qui a servi le Premier ministre : sur un sujet aussi clivant que le Brexit, mieux vaut une élection qu’un référendum. Lors d’un scrutin uninominal majoritaire à un tour, le candidat qui remporte le plus grand nombre de voix est élu, pas de deuxième tour. Il est donc possible de l’emporter avec 43,6% des voix dans le pays, comme ce fut le cas le 12 décembre dernier, ou même les 36,8% qui permirent à David Cameron d’obtenir une majorité de sièges pour les Conservateurs en 2015. Par contraste, un référendum demande 50% des suffrages plus une voix pour l’emporter – la marche est plus haute.

Une vive exaspération vis-à-vis des forces politiques du camp Remain : campagne inepte, tant en 2016 qu’en 2019, et n’ayant rien appris de la déroute du référendum, avec en 2019 en prime la zizanie au sein même des différentes factions du camp pro-européen ; une opposition travailliste inexistante et une campagne électorale des Libéraux Démocrates absurde.L’agacement aussi à l’encontre de ces britanniques qui se trouvent une passion européenne tardive. Où étaient-ils ces centaines de milliers de manifestant pro-européens qui ont défilé dans les rues de Londres ces mois derniers, lorsqu’il y 30 ans, Boris Johnson, alors journaliste en poste à Bruxelles, contribuait à la petit musique anti-européenne en publiant des articles résolument eurosceptiques – faisant dire à Chris Patten, baron du Parti Conservateur et europhile de la première heure que « Johnson was one of the greatest exponents of fake journalism » ? Le propriétaire du Daily Telegraph de l’époque, Conrad Black, dira de lui « l’efficacité de Johnson comme correspondent à Bruxelles était telle qu’elle a grandement influencé l’opinion publique britannique sur les relations de ce pays avec l’Europe ».  Où étaient-ils ces britanniques si européens lorsque le journal populaire à grand tirage The Sun invitait ses lecteurs à se tourner vers Bruxelles pour faire un bras d’honneur collectif à Jacques Delors à 11 heures précises ? (avec des instructions indiquant vers quel monument local se tourner pour les faibles en géographie). Ils riaient des bons mots et des fake news de Boris Johnson, et s’amusaient sans doute de la vulgarité du Sun à l’encontre de l’austère Jacques Delors, comme beaucoup. Il suffit d’ailleurs d’avoir une conversation de quelques minutes avec ceux qui il y a seulement quelques semaines vomissaient le gouvernement et réclamaient un nouveau référendum pour entendre les vieilles rengaines, sur le mode : « Mais tout de même, nous avions rejoint un projet de marché commun, pas un projet politique ». Plus ça change…

J’ai aussi entendu pas mal d’approximations et de formules creuses dans les médias français ces derniers jours : soit en essayant de démontrer que le Brexit sera forcément une catastrophe, soit en affichant le gros titre volontairement provocateur « Le Brexit va-t-il marcher ? ». Bref, il faut communiquer à tous prix, il faut avoir un avis, même mal informé. Tout comme l’idée du Brexit, ça sonne creux. Le fil rouge de ces lieux communs est la tentative de réduire un problème complexe en une série de clichés et de formules chocs. Je suis persuadé comme je l’ai souvent dit que quand on est une petite ile pluvieuse et ventée dans le nord-est Atlantique au XXIème siècle, il ne fait pas bon être seul, mais les conséquences de ces évènements se mesurent à l’échelle de décennies. Le Brexit a cela de commun avec l’environnement : toute une série d’actes semble-t-il anodins, de décisions en apparence sans conséquences et n’ayant que peu de liens entre elles prendront tout leur sens des décennies plus tard, avec des impacts parfois catastrophiques, à un moment où il est trop tard pour inverser la vapeur.

Ceci étant, et comme je le constate depuis quelques semaines, les investisseurs ‘respirent’ à nouveau, pour reprendre mon image de l’apnée. Ils s’intéressent toujours aux entreprises britanniques et au marché du Royaume-Uni : deux acquisitions en cours et quatre en préparation, sans parler des projets d’expansion. Ces opérations ont toutes en commun que les investisseurs – français, espagnols, allemands – voient dans le Royaume-Uni un marché de 67 millions d’habitants solvables et une économie de la taille de celle de la France ; une attitude pro-business et la facilité de faire des affaires ; sans mentionner le carrefour d’affaires mondiales et multiculturel qu’est Londres.

Le Brexit va évidemment se réinviter dans l’actualité, avec les négociations de l’accord futur entre le pays et l’U.E. qui démarrent sur un ton musclé de part et d’autre. J’avais mentalement évacué le Brexit, et m’étais replongé dans un quotidien plus satisfaisant – nous n’avons pas évoqué Brexit une seule fois dans les projets que je mentionne plus haut. L’activité de conseil a repris vigoureusement après Noël, comme si les entreprises ‘respiraient’ enfin après des mois à retenir leur souffle, paralysés par l’incertitude – « dans le doute abstiens-toi ». Hors le Brexit est venu se rappeler à moi de manière imprévue, sous les traits de cette dame d’un certain âge, britannique parlant un français parfait, ancienne professeure à Sciences Po, croisée dans un cocktail à la suite d’un séminaire professionnel il y a quelques jours – nous étions encore membre de l’UE pour un peu plus de 24h. Nous bavardions plaisamment, elle évoquait ses souvenirs de la fac de Nanterre en mai 68, lorsqu’au détour d’une phrase et sans avoir l’air d’y toucher elle annonce qu’elle avait voté Leave et que « tout ira bien, je me souviens avant de rejoindre la CEE on devait prendre un visa, et ça se passera bien ». J’ai répliqué, sans doute un peu sèchement, que je n’étais pas d’accord et que même si la catastrophe annoncée par le camp Remain n’arriverait bien sûr pas, être seul quand on est une petite ile pluvieuse et ventée dans le nord-est atlantique dans la première moitié du XXIème siècle n’est pas un sort enviable géopolitiquement. Elle me rétorquait alors avec le sourire que j’étais ici, donc j’étais content d’y être, mais que « si vous n’êtes pas heureux ici, rentrez chez vous ». Je lui ai juste répliqué que j’avais la double nationalité, suffisamment interloqué pour oublier de lui répondre que j’avais bien l’intention de rentrer chez moi ce soir – dans le Kent. Comme quoi, chassez le Brexit, il revient au galop ! Il faut donc savoir séparer les sentiments personnels de la réalité professionnelle, et Londres demeure un havre de cosmopolitisme.

Qu’est-ce qu’un demi-siècle à l’aune de nos histoires millénaires ? Que représente cette période pendant laquelle le Royaume-Uni fut membre de l’Union européenne, pour de vieilles nations comme la France et le Royaume-Uni ? Alors que nous baignons dans une actualité historique qui envahit notre horizon, relativisons : c’est une période moins longue que les règnes de Louis XIV (72 ans) ou Louis XV (59 ans) ; à peine plus longue que le règne d’Elizabeth I (44 ans) et plus court que celui de George III (59 ans) et évidement celui de Victoria (63 ans) ; plus de trois fois moins long que les quelque 130 ans entre la conquête de l’Algérie par la France et son indépendance il a près de 60 ans ; bien loin de la durée du British Raj en Inde (89 ans – voire 190 ans si y on y ajoute la période de gestion par l’East India Company). Enfin et non des moindres, moins de la moitié de la durée de la Guerre de Cent Ans (qui a en fait duré ‘officiellement’ 116 ans), symbole de notre éternelle rivalité et de la consanguinité des histoires de nos deux pays.

Les historiens observeront donc peut-être qu’entre le dernier quart du XXème siècle et les deux premières décennies du XXIème, le Royaume-Uni a fait partie du plus ambitieux et du plus grand groupe de libre échange et de libre circulation au monde établi entre des pays indépendants.

En attendant, « let’s get on with it ! »

Olivier MOREL

7 février 2020