Il y a quelque chose de pourri dans mon Royaume !

« Let’s not beat around the bush : the libertarian part of the party has taken control of the leadership »

Il y a tant à dire depuis ma dernière missive le 16 octobre 2021, par où commencer ? Un an passe vite, petite remise en contexte depuis l’automne 2021, entre autres : guerre en Ukraine ; changement de Premier ministre ; mort d’Elizabeth II, mettant fin au plus long règne d’un(e) souverain(e) de toute l’histoire du pays. Excusez du peu, avant même d’évoquer la semaine juste écoulée – comme dit l’adage, « a week is a long time in politics » : mini-budget du nouveau ministre des finances Kwasi Kwarteng le 23 septembre qui a provoqué une tempête sur les marchés boursiers, le marché des changes et forcé la Banque d’Angleterre à une intervention en urgence. Et deux voltefaces du même Kwasi Kwarteng et de Liz Truss, le tout en un mois, y compris une période de deuil de près de deux semaines où la politique a été mise entre parenthèses.


Le Parti Conservateur pris en otage par l’ultra-droite

« We’re f***cked ». Ca a le mérite d’être clair, j’ai failli l’utiliser comme titre! Propos sans ambiguïté d’un député conservateur recueilli par un journaliste au congrès annuel du Parti Conservateur à Birmingham en ce moment même. Et de conclure « Boris damaged our integrity, Truss is damaging our competency ». Chaude ambiance… Et Nick Timothy, ancien Chef de Cabinet de Theresa May, plus châtié, déclare : « Let’s not beat around the bush : the libertarian part of the party has taken control of the leadership »

La nouvelle Première ministre Liz Truss, après un processus électoral interne au Parti Conservateur interminable (8 semaines, on y reviendra) peut se targuer d’une entrée en fonction fracassante. Depuis sa nomination le 6 septembre :

 Les marchés boursiers de Londres ont perdu jusqu’à £500 milliards de dollars.

 Son Ministre des finances, qui s’est attiré le sobriquet de « KamiKwasi Kwarteng » sur les réseaux sociaux pour l’effet apparemment suicidaire de ses annonces sur l’économie, a réussi l’exploit (i) de s’attirer les remontrances du FMI qui exprime des doutes sérieux sur ses choix fiscaux, une intervention d’habitude réservée à un pays émergeant, pas un membre du G7 ; (ii) de faire chuter la livre sterling qui est tombée à son plus bas niveau de tous les temps contre le dollars et perd encore du terrain sur l’euro (plus bas depuis début janvier 2021) ; et de (iii) forcer la Banque d’Angleterre à remettre en route la planche à billets de toute urgence pour injecter 65 milliards de livres sterling en quelques heures pour éviter que les fonds de pension ne connaissent un épisode à la Lehman Brothers en septembre 2008.

 Le mini-budget du 23 septembre comportait des baisses d’impôts et charges, comme la suppression annoncée de la tranche marginale d’impôt sur le revenu de 45% qui aurait apparemment été financée par la suppression des aides aux plus pauvres (du Robin Hood à l’envers) – mesure que le Chancelier vient de supprimer face à la bronca dans son propre parti. Y figurait aussi l’abandon de la hausse des charges sociales d’avril 2022. Mais le pire est l’inconnue sur le financement de ces mesures. Pour ajouter à l’opacité de la nouvelle politique fiscale du gouvernement, déjà perçue comme entrainant un endettement supplémentaire de l’Etat sans visibilité sur les recettes pour financer les dépenses, comme celles consacrées (tardivement) à la lutte contre la hausse des prix de l’énergie, le Chancelier a décliné de soumettre ses mesures aux fourches caudines de l’Office for Budget Responsability (OBR). Cet organisme public mis en place par George Osborne, Chancelier conservateur entre 2010 et 2016, est chargé de fournir des prospectives et analyses indépendantes des politiques publiques planifiées par le gouvernement. Tous les prédécesseur de Kwasi Kwarteng ont travaillé main dans la main avec l’OBR, garant de lisibilité des mesures annoncées. Le Chancelier, droit dans ses bottes, persiste et maintien l’annonce formelle d’une Loi de Finance complète, mais pas avant le printemps 2023, avec quelques mesures fiscales de moyen terme pour le 23 novembre, soit deux mois après le mini-budget qui a provoqué ce tremblement de terre financier. Attendez, non ! On m’indique dans l’oreillette qu’il vient d’annoncer sa deuxième volteface, annonce avancée d’un mois, qui devrait rassurer les marchés en dévoilant les plans du Chancelier pour relancer l’économie (et il a encore le temps de rechanger d’avis avant que je finisse cet article).

L’impact quasi-immédiat de ces mesures déjà très mal reçues : retrait de plus de 40% des offres d’emprunts immobiliers, retirées du marché du jour au lendemain par les banques et building societies. Pourquoi ? Manque complet de visibilité du coût de l’argent pour les organismes prêteurs. La Banque d’Angleterre avait remonté son taux directeur de ‘seulement’ ½ point de pourcentage en septembre à 2,25%, avant la ‘bombe’ du mini-budget le 23 septembre. Dans la foulée des annonces du Chancelier, elle laisse entendre une sorte de ‘quoi-qu’il-en-coûte’ monétaire et financier pour juguler l’inflation (la plus élevée du G7) que les mesures du Chancelier ne font qu’exacerber. Comme l’a décrit plus d’un commentateur, la Banque d’Angleterre est obligée d’intervenir CONTRE le gouvernement, avec le pied sur le frein alors que le Chancelier appuie sur l’accélérateur. Le taux directeur pourrait atteindre 6% au printemps 2023, avec effet prévisible sur le financement des entreprises, le pouvoir d’achat des ménages (renchérissement des emprunts immobiliers) et l’économie du pays. Parmi les exemples anecdotiques sur le mode ‘effet dans la vie quotidienne’ : cette jeune femme qui explique qu’elle avait un accord de principe sur un emprunt immobilier à 4,5% pour acheter son premier logement, offre remplacée le lendemain par un prêt à 10,5% !

 A deux ans des élections générales, les sondages donnent au Parti Travailliste une avance entre 19 et 33 points. Même si cet écart est susceptible de se resserrer au fur et à mesure que l’élection approche, le discours du chef de l’opposition Sir Keir Starmer au Congrès du Parti Travailliste la semaine dernière avait des accents de Tony Blair en 1996, à la veille du triomphe électoral du New Labour en mai 1997 qui avait écarté les Conservateurs du pouvoir pendant 13 ans. Pas étonnant que la majorité des députés conservateurs jugent très mal les débuts de la Première ministre (d’où le cri du cœur « We’re f***cked »). Ils s’inquiètent tout simplement pour leur siège. On rappellera que la majorité de ces députés conservateurs avaient voté pour son opposant Rishi Sunak dans le premier volet des élections internes pour désigner le chef du parti, avant que les 180 000 encartés Tories ne donnent à Liz Truss les clefs du 10 Downing Street en l’élisant cheffe des Conservateurs. Lequel Rishi Sunak, ancien banquier d’affaires et familier de la finance internationale, avait prévu au détail prêt l’impact sur les marchés des propositions de son opposante. Quasiment personnes n’écoutait – c’était l’été et l’auditoire n’étaient que les membres du parti.

 Pour ajouter aux ‘bonnes nouvelles’ à l’ouverture du congrès annuel du Parti Conservateur, les journaux du dimanche 2 octobre (en première du respecté The Sunday Time) relatent une réception organisée par des donateurs du parti Conservateur le soir du 23 septembre, quelques heures après le mini-budget, célébrant la politique économique et fiscale ultra-libérale du nouveau Chancelier qui a provoqué une tempête boursière et monétaire inédite. Ce petit groupe comprend des financiers qui ont bénéficié directement de ces annonces en pariant contre la livre sterling ces dernières semaines, ayant eu connaissance des projets du nouveau gouvernement. Beaucoup sont aussi d’ardents partisans du Brexit : « join the dots » comme l’on dit. Je vous laisse aussi juger de la boussole morale de gens qui se disent par ailleurs patriotes. Décidément, l’argent n’a pas d’odeur.

Pour terminer ce panorama édifiant d’un gouvernement d’ultra-droite, il faut ajouter que certaines réformes annoncées le 23 septembre auraient bénéficié aux contribuable avec un salaire brut annuel d’au moins 150 000 £ (le salaire moyen est de quelque £38 000). Le grand écart entre riches et pauvres continue sa progression avec les encouragements du Chancelier. Son entourage ne cache pas que sa politique bénéficiera effectivement aux plus riches, mais que l’effet de ruissellement (« trickle down », mis à la mode par Ronald Reagan en son temps) finira par enrichir tout le monde. Le volteface brutal sur la suppression du taux marginal de l’impôt sur le revenu de 45%, annoncé le 23 septembre, confirmé par la Première ministre le 2 octobre et supprimé par Kwasi Kwarteng le 3 au matin ne parvient pas à dissiper l’image extrême de la nouvelle administration. Les revirements brutaux (« U-turns ») ne font aussi que confirmer l’image d’amateurisme qui colle au nouveau gouvernement. Cette politique que Louis de Funès n’aurait pas reniée – « Les riches c’est fait pour être très riches, et les pauvres très pauvres » contraste avec la floraison des banques alimentaires, plus nombreuses que les restaurants McDonald. The Times écrivait même récemment qu’un quart des hôpitaux britanniques a créé une banque alimentaire sur site pour son personnel, qui abandonne ce métier si mal payé qu’il ne ’nourrit pas son homme’, littéralement. Et ceci dans un contexte post-Brexit de manque aiguë de personnel (les ressortissants européens fournissaient des bataillons de médecins et personnel médical au NHS, ils sont partis ou ne viennent plus au Royaume-Uni). Ajoutons enfin des listes d’attente pour la chirurgie élective qui s’allongent inexorablement depuis… 2010, quand les Conservateurs ont succédé aux Travaillistes.

L’expression « il vaut mieux être riche et bien portant que pauvre et malade » a rarement été aussi pertinente.

Finalement, je laisse la parole à Sir John Major sur la dérive anti-démocratique du Parti Conservateur et du gouvernement britannique depuis 3 ans : https://twitter.com/thattimwalker/status/1561462767277703172?s=12&t=-yVqifQYxc-9Fj-dPk2uWA


Quelle place pour la monarchie dans la vie politique et quotidienne du pays ?

Le décès de Sa Majesté la Reine Elizabeth II a créé une onde de choc. Cela semble un peu surprenant pour une dame de 96 ans – on songe aux paroles attribuées à Louis XIV, voyant ses courtisans éplorés au chevet de son lit de mort : « Pourquoi pleurez-vous, m’avez-vous cru immortel ? ». Je feins le cynisme car, malgré tout, le décès de la souveraine le 8 septembre et les cérémonies de ses obsèques le 19 septembre m’ont beaucoup plus ému que je ne l’aurais soupçonné. En passant, l’hommage vibrant et le message très personnel du Président de la République a beaucoup touché les britanniques – enfin, ceux qui sont bien disposés à l’endroit de la France. Une certaine presse n’a ensuite pas pu résister aux épithètes de mauvais goût sur ‘les baskets du président aux funérailles de la Reine’. Emmanuel et Brigitte Macron ont passé quelques heures à déambuler dans la capitale le dimanche 18 septembre, dans une ambiance si particulière pour cet évènement unique. Ils avaient bien sûr opté pour des chaussures appropriées pour une marche urbaine de plusieurs heures. Il a fallu que des journalistes mieux intentionnés rétablissent la vérité et précisent que les époux Macron s’étaient évidemment changés pour le volet protocolaire et officiel des cérémonies. Presse de caniveau britannique anti-française indécrottable.

Donc émotion malgré tout, pas que je m’attendais à quoi que ce soit : la relation du républicain que je suis avec la monarchie héréditaire, fut-elle parlementaire, a toujours été celle d’une indifférence polie.

L’effet de ces cérémonies grandioses a été double à mon sens.

 Confirmer l‘incroyable sens du devoir de la Reine pendant plus de 70 ans. Rappelons que son dernier engagement public – accepter la démission de Boris Johnson et inviter Liz Truss à former un nouveau gouvernement – a eu lieu deux jours avant sa mort. Au bout de 7 décennies, le devoir jusqu’au dernier souffle, littéralement.

 L’anachronisme de l’institution. Le public a démontré son immense respect pour la souveraine, faisant la queue (littéralement) jour et nuit pendant près d’une semaine pour lui rendre un dernier hommage en défilant devant le catafalque d’Elizabeth II au Westminster Hall. En passant, je ne résiste pas à un peu d’histoire, c’est le plus vieux bâtiment du Parlement de Westminster, bâti en 1097 sous le règne de William Rufus, fils de Guillaume le Conquérant, démonstration à peine voilée de l’incroyable longévité de l’institution monarchique. On a décrit ici et là le décès de la souveraine comme un tournant historique. A l’appui, un fait saisissant : Winston Churchill, son premier Premier ministre (elle en a connu 15, sans compter les dirigeants politiques des pays du Commonwealth) est né en 1874, en plein règne de la Reine Victoria. La même souveraine qui devint Impératrice des Indes et vit prospérer l’Empire britannique, empire qui dominera un quart de la population mondiale et un tiers des terres émergées à son apogée à l’aube de la Grande Guerre. Il est donc assez facile de verser dans la nostalgie, à coup de randonnées en tweed dans la lande écossaise, au son des cornemuses et à grand renfort d’anecdotes qui reflètent la personnalité attachante d’une souveraine pleine d’humour, francophone et francophile, et par définition hors normes. Elisabeth II sert donc de pont hautement symbolique et émotif avec un passé glorieux. Outre la peine ressentie à la disparition de ce personnage hors du commun, la perte de ce trait d’union avec ce passé donne un sentiment déprimant de déclassement soudain. Hors en réalité, cette rupture avec un passé triomphant avait déjà commencé avant même le début de son règne, au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale.

Le décès de la Reine n’est pas un tournant, il coïncide avec un tournant. Plus de six ans après le référendum qui a décidé de la sortie de l’UE, le pays est rattrapé par la farce politique qui ne s’est pas interrompue depuis juin 2016. Une succession de premiers ministres de plus en plus improbables, entourés de gouvernements de fidélité et pas de compétence. Liz Truss et la ‘performance’ de son Chancelier le 23 septembre en est la dernière incarnation extrême. Le fait que même Boris Johnson soit mentionné en possible recours montre à quel point ce pays est tombé au fonds de l’abîme. Le même Boris Johnson qui a été forcé d’annoncer son départ de la tête du Parti Conservateur, et donc du poste de Premier ministre, après la démission de plus de 50 ministres et secrétaires d’Etat en quelques heures, excédés par la persistance dans le déni de réalité du Premier ministre à propos des fêtes à répétition qui se sont tenus au 10 Downing Street pendant les confinements, et sa relation toute particulière avec la vérité. Son ignominieux départ a été qualifié d’exemple unique de « Sinking ship is fleeing the rat » par un chef de l’opposition Sir Keir Starmer en verve. Le même Boris Johnson qui est ensuite resté en poste pendant les semaines d’été de l’élection d’un nouveau chef des Tories, organisant son mariage ou jouant à Top Gun en prenant les commandes (brièvement !) d’un Typhoon de la RAF. Tout cela pendant que les Conservateurs prenaient des semaines pour organiser l’élection de leur nouveau chef, et donc d’un nouveau Premier ministre, alors que la maison britannique brûlait (littéralement) – urgence climatique ; flambée des prix de l’énergie ; pays en grève ; inflation galopante (la pire du G7) et crise du pouvoir d’achat. Concrètement, les ménages les plus pauvres se trouvent devant le choix de « Heat or Eat », se chauffer ou se nourrir.

Les Tories pourraient donc bien faire un énième pied de nez à la décence et à l’électorat en organisant à nouveau en leur sein l’élection d’un nouveau chef et donner au pays un énième Premier ministre avant les prochaines élections, prévues fin 2024, Boris Johnson ou un autre. Depuis plus de 6 ans, une seule chose est certaine : quand on croit avoir touché le fonds, les Conservateurs trouvent le moyen de continuer à creuser.

J’évoque l’anachronisme de la monarchie en 2022. Je ne veux pas parler des rétrospectives en mode sépia du long règne de la Reine. Elles évoquent un monde révolu de Bal des Débutantes et de tournée du Commonwealth à bord du Royal Yacht Britannia. Ces images surannées et nostalgiques continuent d’alimenter les chroniques de certains fans, particulièrement en France (phénomène qui m’amuse et me surprend à parts égales). Je fais référence à l’incapacité de la monarchie à enrayer cette décente aux enfers qu’a été le spectacle déplorable de ces 6 dernières années – voir le discours de Sir John Major plus haut. Je n’avais aucune illusion sur la capacité d’ingérence politique de la souveraine, qui est constitutionnellement nulle. Je m’étonne toutefois que les chantres de cette famille royale d’un autre temps plaident en faveur du caractère soi-disant stabilisateur de l’institution royale face aux vicissitudes de la vie politique pour justifier son existence aux frais du contribuable. S’il fallait une démonstration de l’absurdité de cette position, il suffirait d’observer ce qui se passe dans ce pays depuis 6 ans et demi. La raison même qui rend la monarchie impotente est qu’elle est constitutionnellement impotente.

Deux exemples pratiques.

 Fin août 2019, le Premier ministre Boris Johnson veut suspendre le Parlement pendant 5 semaines dans son bras de fer avec l’opposition – et une partie importantes de députés Conservateurs – sur les termes de l’accord avec l’UE, alors en pleine négociation. Il voulait simplement se passer d’un débat démocratique dont il savait l’issue très incertaine. Cette suspension fut finalement jugée illégale par la Cour Suprême, une cour écossaise jugea même que le Premier ministre avait menti à la souveraine pour obtenir son assentiment. Il y eut à l’époque un bref débat constitutionnel sur la possibilité que la monarque intervienne dans ce débat politique en refusant la demande de son Premier ministre, tant cette demande était une violation flagrante des fondements même de la démocratie parlementaire. Il n’en fut bien sûr rien, le monarque devant rester totalement apolitique. Il aura fallu une intervention de la Cour Suprême pour renverser la décision, la souveraine restait désarmée. Il semble donc évident que le rôle soi-disant stabilisateur des souverains britanniques relève plus du fantasme des fans de la famille royale que de la réalité constitutionnelle et politique quotidienne.

 Les journaux du dimanche 2 octobre, The Sunday Times parmi d’autres, rapportent que Liz Truss s’est opposée à ce que le Roi Charles III prononce un discours lors de la prochaine réunion de la COP27 à Sharm El-Sheikh, ou même qu’il assiste à ce sommet environnemental de premier plan. Le monarque, dont on connaît la passion sincère et de très longue date pour ce sujet fondamental, s’est plié à la demande de sa Première ministre. Autre exemple s’il en était besoin que la politique de court terme prime sur la volonté royale.

Je concède cependant bien volontiers que la famille royale est un élément important du soft power de ce pays : les britanniques sont champions du monde du « Pomp and Circumstances », dont les funérailles de Sa Majesté Elisabeth II furent une démonstration somptueuse.


Il faut réformer la Constitution

Le mode d’élection de Liz Truss au poste de Première ministre a mis en lumière un problème de déficit démocratique d’un volet important des institutions britanniques.

Rappel : elle a été nommée à son poste après un premier vote des députés conservateurs (113 sur 357 – 32% – ont voté pour elle, avec seulement 8 voix d’avance sur Penny Mordaunt, arrivée troisième et éliminée du scrutin). Face à son opposant Rishi Sunak (137 voix des députés), l’actuelle Première ministre rassemble ensuite 57% des suffrages des quelque 180 000 membres du Parti Conservateur, soit à peine 0,3% de la population du pays, qui compte par ailleurs 46,5 millions d’électeurs. Ne parlons pas du caractère très peu représentatif des encartés du parti – démographiquement, géographiquement et sociologiquement. Portrait-robot du membre typique du Parti Conservateur : un homme blanc, plutôt âgé (âge médian 57 ans), aisé et éduqué (ABC1), vivant dans le sud du pays hors de Londres, et ayant voté pour le Brexit.

Je ne remets pas en cause un système par pur principe ou par dépit. L’élection d’un nouveau chef au sein du parti est un système qui a fait ses preuves dans le passé. Depuis 1900, 17 nouveaux premiers ministres sur 28 ont été nommés en dehors d’une élection : leur parti les a remplacé et le nouveau chef est devenu Premier ministre – John Major, Gordon Brown ou Theresa May ont ainsi accédé aux plus hautes fonctions. Tout ceci marchait très bien sur la base des usages et conventions, certaines non-écrites, et en se reposant sur le principe du « Honorable Chap » – la classe politique, au-delà de désaccords parfois très violents, s’en tient à un code de conduite qui dicte qu’il y a ‘des choses qui ne se font pas’. L’arrivée au pouvoir de Boris Johnson dans les mêmes conditions en juillet 2019, et sa ‘relation très particulière à la vérité’ comme certains l’ont abondement décrit, a entamé la crédibilité des institutions – cf Sir John Major ci-dessus. Mais au moins le Parti Conservateur a-t-il été réélu en décembre 2019 avec la plus forte majorité depuis Margaret Thatcher dans les années 1980. Il serait difficile de contester à Boris Johnson sa légitimité électorale, quel que soit l’opinion qu’on se fasse du personnage.

En fin de compte, c’est le spectacle du Parti Conservateur qui a passé l’été à se regarder le nombril, refusant de gérer toutes les urgences auquel le pays fait face et après plus de 6 années de déliquescence de la vie politique, qui m’a convaincu qu’une revue d’inventaire des institutions – sinon une mise à plat complète – est plus que jamais à l’ordre du jour.

Bien amicalement.

Olivier Morel
5 octobre 2022

Brexit is back !

Comment le gouvernement de Sa Très Gracieuse Majesté viole le droit international, mais de manière « spécifique et limitée »

A trois mois de la fin de la période de transition et du vrai Brexit, en pleine crise sanitaire mondiale qui a mis à genou l’économie et mobilise toutes les énergies, le Brexit fait un retour fracassant sur le devant de la scène britannique. C’est inévitable au vu de la paralysie des négociations entre Michel Barnier et Sir David Frost ; c’est aussi un drame politique et une crise identitaire nationale qui n’a pas cessé depuis plus de quatre ans ; cela n’est plus la préoccupation No1 des britanniques, des sondages montrant qu’ils sont plus divisés sur le port du masque ou sur les mesures de distanciation sociale qu’ils ne l’ont jamais été sur le Brexit – ce n’est pas peu dire. Après le gel de l’activé économique et sociale pendant le confinement, où l’économie britannique s’est contractée de 25% en un trimestre, les entreprises reprennent l’activité avec des contrastes marqués en fonction des secteurs – certaines totalement dévastées pas le Covid-19, en danger de mort, d’autres continuant leur expansion, par croissance externe et ou procédant à des mutations vers un nouveau monde que la pandémie a parfois accélérées.

Voici donc une piqûre de rappel historique et de brefs enseignements à tirer de ce dernier rebondissement de la saga Brexit.

Remise en contexte et rappel historique

L’accord dit Good Friday Agreement de 1998 qui mit fin à des décennies de conflits religieux en Irlande du Nord, et garantit l’absence de frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. Le vote en faveur du Brexit fait donc surgir un dilemme : cette frontière qui n’en est plus une (re)devient mécaniquement une frontière extérieure de l’Union – Irlande du Nord (avec le reste du Royaume-Uni) dehors, Eire dedans. L’Union européenne veut donc préserver l’intégrité du Marché unique – quid des importations par le Royaume-Uni de produits hors normes UE en provenance d’un pays tiers ? Le porc américain aux hormones pourrait arriver en conteneurs à Liverpool, traverser la mer d’Irlande vers Belfast, et entrer dans le Marché unique par la-frontière-qui-n’en-est-plus-une entre Irlande du Nord et Eire – le port de Belfast est à deux heures de camion de Dublin. L’un des piliers du Marché unique est en péril et au lendemain du référendum de juin 2016, l’UE suggère donc que l’Irlande du Nord fasse partie de l’accord de retrait. Les équipes de Michel Barnier ont déjà anticipé l’une des difficultés majeures de la mise en vigueur du Brexit. Le Royaume-Uni accède à cette demande sans réellement y penser – le capitaine David Cameron a quitté le navire ; Theresa May, gestionnaire mas pas leader, lui a succédé dans l’urgence ; un combat fratricide oppose les chefs de file Brexiters Michael Gove et Boris Johnson, qui devient Foreign Secretary *; sans parler du Parti Conservateur lui-même, au pouvoir mais enferré dans une guerre intestine et une crise identitaire qui dure encore. L’opposition Travailliste, inexistante, s’examine le nombril pendant des mois et élit un chef très au-dessous de la tâche. Le gouvernement gère donc dans la douleur le très court terme, incapable de se projeter dans la relation future avec l’Union européenne.

Ce contraste des deux approches va durer plus de trois ans : dans un camp, des négociateurs européens méthodiques et organisés, qui envisagent les effets du Brexit à long terme – Michel Barnier en est l’incarnation même ; en face, des Brexiters sans aucun plan ni vision, se préoccupant uniquement de conserver le pouvoir une semaine supplémentaire. David Davis, Secretary of State for Exiting the European Union de juillet 2016 à juillet 2018 en est la parfaite illustration : aussi dilettante que Michel Barnier est sérieux ; grégaire là où son alter ego paraît austère ; se lassant vite du détail quand Michel Barnier maîtrise parfaitement les dossiers. Les successeurs de David Davis, dont l’actuel Foreign Secretary Dominic Raab **, furent de la même eau. C’est l’une des grilles de lecture utile pour la suite des évènements.

Il n’existe que 2 solutions pour résoudre la cadrature du cercle irlandais: i) soit le Royaume-Uni reste aligné sur l’union douanière et les règles du Marché unique européen, résultat : pas de contrôle à la frontière Irlande du Nord – Eire, intégrité du Good Friday Agreement respectée ; ou ii) l’Irlande du Nord seule reste ainsi alignée, pas le reste du Royaume-Uni, résultat : contrôles douaniers et autres vérifications en mer d’Irlande, entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord, et toujours pas de ‘frontière’ entre les deux Irlandes.

En décembre 2017, Theresa May envisage la deuxième solution, pragmatique – il existe déjà des ports, donc des infrastructures, qui desservent le trafic Grande-Bretagne – Irlande du Nord. Mais le parti Ulster Unionist, farouche défenseur du maintien de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni, s’y oppose catégoriquement : c’est le signal d’un début de séparation entre la Grande-Bretagne et la province nord-irlandaise. Theresa May, qui doit sa très maigre majorité au Parlement de Westminster à ces 10 députés nord-irlandais jusqu’au-boutistes, se rabat sur la première option : maintien ‘temporaire’ du Royaume-Uni dans l’Union douanière et le Marché unique, tout en professant l’intention de trouver une solution pérenne dans le cadre d’un accord de libre-échange Union européenne pour les échanges irlandais Nord-Sud – le fameux Irish Backstop. On appelle ça « kicking the can down the road » – devant un problème insoluble, on remet au lendemain une décision difficile que d’autres devront prendre, exercice auquel le  gouvernement britannique est devenu imbattable depuis trois ans et demi ! Publiquement, Theresa May adopte la ligne qu’aucun Premier ministre britannique ne mettrait sciemment en péril l’Union – pour mémoire, le nom complet de son parti est The Conservative and Unionist Party

Boris Johnson devient Premier ministre le 24 juillet 2019 suite à la démission de Theresa May. Celle-ci avait vu le Withdrawal Agreement (avec le fameux Irish Backstop), qu’elle avait signé avec Bruxelles fin 2018, défait trois fois par les députés, qui refusent de le ratifier. Le nouveau Premier ministre s’empresse de dénoncer l’Irish Backstop et se fait fort de négocier un nouvel accord avant la fin de la période transitoire fixée au 31 décembre 2020. Après des semaines de blocage, et à la suite d’une rencontre Boris Johnson – Leo Varadkar, le Taoiseach irlandais, à côté de Liverpool, le nouvel accord sans Irish Backstop est signé et sera celui-là ratifié par le Parlement. Un Premier ministre triomphal présente ce succès comme préparant un Brexit « oven-ready », ce slogan contribuant au succès électoral historique du 12 décembre 2019 : les Tories obtiennent une très confortable majorité de 81 sièges (il faut remonter au ‘règne’ de Margaret Thatcher en 1987 pour trouver un score supérieur – majorité de 101 sièges). Le seul ‘succès’ du Premier ministre a été de revenir à la position qui avait été proposée au lendemain du référendum par Michel Barnier plus de trois ans avant, soit des contrôles douaniers en mer d’Irlande. Mais les Brexiters présentent ce changement comme le succès de leur champion Boris Johnson qui a fait plier l’Union européenne, laquelle avait pourtant jurée que l’accord signé avec son prédécesseur était gravé dans le marbre.

Voilà pour le rappel historique. Depuis, le Covid-19 s’est invité dans la vie de tous et a mis l’économie mondiale à genou. Ironie des dates, le 30 janvier 2020, veille du jour officiel de la sortie officielle du Royaume-Uni de l’Union européenne, l’OMS déclare l’état d’Urgence de Santé Publique à Portée Internationale (USPPI), à propos de la propagation du Covid-19. Le gouvernement britannique avait la tête ailleurs…

Nouvelle saison Brexit

Brexit joue fermement les seconds rôles depuis que la pandémie a atteint l’Europe. On avait tout juste noté que le Royaume-Uni ne demanderait pas d’extension de la période transitoire au-delà du 31 décembre 2020 – il avait jusqu’au 30 juin pour ce faire. Les entreprises sont mobilisées par le virus, et échaudées par tant de fausses alertes sur les préparatoires nécessaires à un Brexit qui se fait attendre et confortées par la victoire des Tories et leur Brexit « oven-ready ». Elles n’ont aucun appétit pour dépenser du temps et des budgets sur ce que beaucoup perçoivent comme un épouvantail, tant il y a eu de fausses alertes.

L’épisode 1 de la nouvelle ‘Saison’ du feuilleton Brexit commence par une première alerte début septembre : Sir David Frost, alter ego de Michel Barnier pour le Royaume-Uni, s’épanche dans un entretien accordé à un journal du dimanche : alors que les négociations piétinent, il y dénonce l’intransigeance de la position européenne et prévient que son pays ne deviendra pas un état vassal de l’Union européenne, et qu’il est prêt à quitter la table des négociations s’il n’obtient pas ce qu’il veut.  Boris Johnson renchérit : il exprime son effarement que l’accord qu’il a lui-même signé il y a moins d’un an et qui a servi de plate-forme à sa victoire électorale historique de décembre 2019 entraîne mécaniquement l’établissement d’une ‘frontière’ en mer d’Irlande, et constitue une façon indirecte pour l’UE d’imposer ses règles en matières d’aides étatiques à l’Irlande du Nord, c’est-à-dire le Royaume-Uni. Il renchérit en fournissant des explications que même un écolier n’ayant pas fait ses devoirs trouverait embarrassantes : « le traité a été signé dans la précipitation ». Tollé sur les réseaux sociaux, soupape de sûreté de l’exaspération collective : le Premier ministre est-il amnésique, cynique ou n’a-t-il réellement pas lu ou pas compris ce qu’il signait ? – la palme revient au Tweet qui annonce : « Quand le Premier ministre va savoir qui a signé cet accord, ça va chauffer !! »

Le deuxième épisode ne se fait pas attendre : le 9 septembre, le gouvernement présente au Parlement la Internet Market Bill (IMB). Scoop de Peter Foster, Public Policy Editor du FT et spécialiste du Brexit, qui en dévoile l’existence quelques jours avant : son analyse est que cette loi remettrait en cause la partie du Withdrawal Agreement traitant des vérifications douanières en mer d’Irlande. Il conclut que sous couvert de régler des ‘détails techniques’ cette loi modifierait unilatéralement un traité international fraichement signé. Si cela n’était pas venu du très respecté Peter Foster du très respecté FT, on croirait à un canular : l’Angleterre, le berceau de la common law millénaire, la ‘mère des parlements’ se propose de violer sciemment et cyniquement un traité international. Mais la constante de Brexit est de ne plus surprendre… Brandon Lewis, Secrétaire d’Etat à l’Irlande du Nord, membre du gouvernement de Sa Très Gracieuse Majesté, le confirme bien au Parlement : la loi que le gouvernement se propose de faire voter viole le droit international, mais de manière « spécifique et limitée » (on appréciera l’humour culotté, volontaire ou pas !). Le Premier ministre s’apprête sciemment à remettre en cause un accord qu’il a lui-même signé il y a moins d’un an. Même les observateurs cyniques de ce drame à rebondissements sont sans voix. S’en suit la démission de plusieurs hauts-fonctionnaires, dont un des conseils juridiques du gouvernement pour l’Angleterre, suivi de son alter ego écossais ; une déclaration des 5 prédécesseurs de Boris Johnson – John Major, Tony Blair, Gordon Brown, David Cameron et Theresa May (excusez du peu) tancent leur successeur et avertissent le Premier ministre que la réputation internationale du pays est en jeu et la parole du Royaume-Uni sur la scène internationale s’en trouvera affectée durablement. Même d’ardents Brexiters, tels le baron du parti Michael Howard ou l’ex Attorney General Geoffrey Cox QC *** ont fait savoir très publiquement leur opposition à cette déplorable initiative.  Twitter explose à nouveau, l’expression *spécifique et limitée* étant recyclée à l’infini, chacun y allant de son intention de commettre tel braquage ou tel vol à la tire légalement puisque de façon ‘spécifique et limitée’ – heureusement que nous avons encore l’humour…

Il suffit de relire la partie du Withdrawal Agreement qui couvre l’Irlande du Nord pour confirmer, on s’en doutait évidemment, que la position est sans ambiguïté : toutes les marchandises qui voyagent de la Grande-Bretagne vers l’Irlande du Nord doivent être traitées comme pouvant entrer sur le Marché unique (en traversant potentiellement la non-frontière Nord-Sud en Irlande) et donc sujette à contrôle puisqu’arrivant d’un pays tiers. Boris Johnson a signé ce traité, c’est lui qui l’a présenté comme son triomphe personnel et le Parlement l’a ratifié. Le Premier ministre et ses alliés renchérissent en expliquant sans sourciller que l’Union européenne essaie d’affamer le pays en effectuant un véritable blocus alimentaire à travers ces contrôles en mer d’Irlande ; que Bruxelles essaie d’écarteler le Royaume-Uni en séparant l’Irlande du Nord de la Grande-Bretagne et que l’Internal Market Bill vient donc protéger l’intégrité du pays – tant qu’à être de mauvaise foi, autant aller aussi loin que possible.

Dire que l’UE a une confiance limitée dans ses interlocuteurs britanniques serait l’euphémisme de la décennie. Une demande formelle de retrait du projet de loi a été notifié à Londres assortie de la menace de recours formel au processus de règlement des différends du Withdrawal Agreement. Adoptant l’adage anglais « we agree to disagree », Michel Barnier, avec calme et méthode, continue malgré tout la négociation. Son flegme, qu’en d’autres temps on aurait pu qualifier de britannique, force le respect.

Probabilité d’un accord avant le 31 décembre ?

Tournons-nous vers notre spécialiste en diagrammes Brexit, l’excellent Jon Worth, qui nous donne : 46% de chance de No Deal, 40% pour un Deal a minima et 14% crise du Parti Conservateur – voir le diagramme ci-dessous.

Jon Worth, vétéran de Brexit, avec ses diagrammes à flèches si reconnaissables, à consulter avec profit sur Twitter -@jonworth


Quid des entreprises ?

Les représentants des transporteurs routiers, l’un des secteurs en première ligne, montent au créneau pour s’alarmer du manque de préparation à l’érection d’une frontière sur l’axe Douvres-Calais – pas d’infrastructure pour les queues de camions à la frontière ; pas assez d’agents de douanes pour gérer les nouvelles formalités ; la floraison de nouvelles procédures et un système informatique pour déclarations en ligne non-testé. Réponse du gouvernement, pêle-mêle : dénonciation de l’impréparation des transporteurs ; annonce de la construction de parkings géants dans le Kent pour gérer les quelque 7 000 poids-lourds que le gouvernement lui-même estime feront la queue pendant deux jours avant de traverser le détroit ; introduction d’un permis pour rentrer dans le comté du Kent pour les transporteurs en route pour Douvres, l’idée étant de régler les formalités en amont de l’arrivée à la frontière. Railleries sur les réseaux sociaux : le Brexit, symbole d’union nationale créé des frontières internes – après l’Irlande du Nord, le comté du Kent est maintenant séparée du reste du pays par une frontière. La dernière saillie gouvernementale se surpasse par son aplomb : même si nous sommes prêt au rétablissement de la frontière sur l’axe Douvres-Calais, dit un Secrétaire d’Etat, cela ne sert à rien car l’UE et la France ne sont pas prêtes à faire face à l’afflux de trafic. Les accents Trumpiens de cette communication sont de plus en plus prononcés.

Les grands groupes, qui ont les moyens humains et budgétaires (même si bien sûr cela rogne les marges), sont prêts – comme m’a confié le dirigeant d’une grande marque française et mondiale qui met à jour les plans préparés pour le No Deal de mars 2019. L’industrie de la finance quant à elle a été la première à connaître son sort, intégrant très tôt la fin du passeport européen et prenant toutes ses dispositions. Entre autres effets visibles et dernier en date, les résidents de l’UE détenteurs d’un compte bancaire au Royaume-Uni sont priés en ce moment de fermer leur compte.

Les PME et ETI sont peu ou pas mobilisées, victimes de l’urgence Covid-19 et des multiples ‘cris au loup’ qui se sont succédés entre l’automne 2018 et fin 2019 et les successions d’échéances et de No Deal soi-disant urgentes – et elle n’ont ni le temps ni les moyens financiers ou humains de traiter le Brexit. Et dans une économie faite à 80% de services, il n’existe quasiment aucune source d’information sur le paysage post 31 décembre 2020, la négociation se concentrant sur la pêche ou les aides étatiques, ‘oubliant’ le quotidien des entreprises de service. Et quand ils ont le temps de s’interroger, ces entrepreneurs demandent à quoi ils doivent se préparer, auquel répond un silence assourdissant.

Les entreprises européennes et étrangères continuent à faire de la croissance externe au Royaume-Uni – à mon échelle modeste, je viens de finaliser deux acquisitions de PME anglaises, respectivement par un groupe franco-allemand et un grand groupe espagnol ; je travaille aussi sur quatre autres projets similaires pour des entreprises françaises et allemandes. Mes confrères, au cabinet et ailleurs, font état d’un niveau d’activité en M&A soutenu. D’autres clients déjà présents sont prêt à faire le dos rond en attendant des jours meilleurs, comptant sur Londres et le Royaume-Uni pour continuer à jouer son rôle de carrefour mondial des affaires et du tourisme à long terme. Il me semble qu’ils ont raison.

Conclusion : stratégie de la fuite en avant

Dans les débuts de la négociation – je crois qu’il s’agissait de l’été 2017 – face à l’apparente incohérence et les multiples voltefaces des négociateurs britanniques, un haut fonctionnaire européen avait observé que personne n’avait jamais vu des britanniques mal préparés. Il en concluait que ces errements devaient cacher une stratégie machiavélienne de joueur d’échec de haut vol. Il n’en est bien sûr rien, mais notre instinct continue de pencher pour une stratégie britannique, tant il est difficile d’admettre la réalité : incohérence due à une absence de stratégie conduite par un gouvernement où la fidélité l’emporte sur la compétence, et un personnel politique médiocre. Monsieur Fernand / Lino Ventura nous en offre une lecture limpide et directe : « Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ».

D’une part l’équipe de négociation britannique a une marge de manœuvre très étroite, n’ayant pas eu de véritable stratégie pendant près de 4 ans, elle le sait sans doute sans pouvoir l’admettre, même à elle-même ; d’autre part, ces mêmes négociateurs sont persuadés – ou s’en sont persuadés en l’absence d’alternatives – que l’UE va céder au dernier moment, puisque c’est comme cela qu’ils ont présenté à leur auditoire britannique les changements dans le Withdrawal Agreement de l’automne dernier. Cela s’appelle « paint yourself in a corner », et un adversaire piégé est imprévisible.

C’est un phénomène que je rencontre parfois professionnellement, principalement en M&A et en contentieux – une partie adverse dont on essaie de lire la stratégie pour mieux anticiper sa prochaine initiative et y être prêt. Hors trop souvent, on se trouve face à de la simple incompétence, ou à un confrère dépassé par le sujet mais qui ne peut pas l’admettre. Inversement, je suis toujours rassuré d’avoir un adversaire qui maîtrise son sujet, on gagne énormément de temps.

C’est malheureux pour les deux parties, mais l’Union européenne est face à un adversaire incompétent. C’est compliqué, car au-delà de l’accord en cours de négociation, suffisamment épineux, le Royaume-Uni doit bâtir avec l’Union européenne une relation pérenne où la confiance devra jouer un rôle fondamental : une nouvelle Special Relationship.

Olivier MOREL

28 septembre 2020


Le Foreign Secretary est l’un des quatre Great Offices of State, avec le Prime Minister, le Chancellor of the Exchequer et le Home Office. L’on se souviendra que dès le lendemain de sa nomination à ce poste emblématique, Boris Johnson était l’invité d’honneur de l’Ambassade de France pour les célébrations du 14 juillet. C’était son premier engagement public et il eut la distinction de se faire huer par l’audience (surement une première ?) lorsqu’il s’essaya à un parallèle pitoyable entre la Révolution française et la libération du joug de Bruxelles que représentait le Brexit.

** Dominic Raab, fraîchement nommé Ministre au DEXEU – Department for Exiting the European Union – avait fait la joie des caricaturistes et des réseaux sociaux en déclarant benoîtement qu’il n’avait pas réalisé que le pays était si tributaire du Pas-de-Calais pour ses échanges commerciaux, ou pour reprendre un thème des réseaux sociaux de l’époque, il ne s’est pas encore aperçu que nous sommes une ile.

*** L’Attorney General, conseil juridique de la Couronne et du Gouvernement d’Angleterre et du Pays de Galles n’a pas de réel équivalent en France. Hiérarchiquement subordonné au Ministre de la Justice, le poste joue un rôle très important dans l’architecture du système de gouvernement britannique – voir le rôle de l’Attorney General de Tony Blair pour justifier la deuxième invasion de l’Iraq en l’absence de résolution de l’ONU en 2003 et plus récemment sur la constitutionnalité de la suspension du parlement par Boris Johnson il y a un an.

« Ils n’ont rien appris ni rien oublié »

Les Brexiters veulent recommencer la négociation en tentant d’ignorer les trois dernières années ; les Remainers sont incapables de s’entendre sur ce qu’ils veulent : un autre référendum ; un soft Brexit (option Norvège) ; un retrait pur et simple de la notification de l’Article 50.

Dimanche dernier 23 juin était le (sinistre) 3eme anniversaire du référendum qui a vu les électeurs britanniques se prononcer pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. J’admets honnêtement que depuis mon dernier article le 25 février 2019, et le séminaire du 28 mars, je n’ai pas eu énormément le cœur à continuer à chroniquer Brexit. Le sujet me donne nettement l’impression que je suis devenu un disque rayé – plus ça change, plus c’est la même chose. Je suis aussi à court d’adjectifs pour décrire la déliquescence de la direction politique de ce grand pays. Le spectacle déplorable de l’élection du prochain chef du Parti Conservateur n’est pas de nature à remonter un moral déjà assez bas. Je crois refléter assez fidèlement l’ambiance générale, dans le public et les entreprises : nous sommes en mode post-Brexit, au quotidien plus personne n’en parle, ou ne veut en parler, un mélange de lassitude et d’embarras. La vie continue car il y a une limite humaine au temps que l’on peut passer à attendre que l’épée de Damoclès vous tombe sur le cou. Pour ceux qui suivent encore les médias, en particulier le pernicieux twitter (votre serviteur !), l’ennui le dispute à l’effarement : à chaque fois que l’on croit avoir atteint le fonds, tel député, telle chroniqueuse, tel aspirant premier ministre s’évertue à nous démontrer qu’il ou elle a encore assez d’énergie pour continuer à creuser.

Bon moment me semble-t-il pour prendre acte de trois ans complètement surréalistes et d’essayer de déchiffrer les possible scenarii des 6 prochains mois.

Un accord sur le mode ‘quadrature du cercle’ et un rendez-vous manqué

Retenons seulement quelques moment clefs :

Discours de Theresa MAY pendant la Conférence du Parti Conservateur début octobre 2016. Fraîchement élue à la tête du Parti Conservateur et Première ministre depuis le 13 juillet, dans la foulée de la démission de David CAMERON post référendum, celle qui a fait une campagne fort discrète pour le camp Remain – pro- européenne par raison et non par passion – veut prouver aux zélotes Brexiters qu’elle est toute acquise à leur cause : elle énonce ses premières lignes rouges, la fin de la liberté de circulation et de la juridiction de la Cour Européenne de Justice. Elle écarte donc de facto une relation étroite avec l’UE.

Un deuxième moment charnière intervient à l’été 2018, quand elle dévoile son Chequers Plan. Elle a réuni son gouvernement dans cet équivalent de la résidence de La Lanterne en France pour y dévoiler le projet d’accord qu’elle veut signer avec l’UE. L’un des éléments clefs en est l’engagement formel de maintenir une frontière ouverte sur l’Ile d’Irlande, ce qui de facto maintien le UK dans une orbite proche de l’UE. Totale contradiction avec la ligne rouge exprimée en octobre 2016, et coût politique également de cet accord : Theresa MAY avait tenté de faire jouer la solidarité gouvernementale, tentative ratée car David DAVIS et Boris JOHNSON, respectivement Ministre Responsable de la Sortie de l’UE et Ministre des Affaires Etrangères, démissionnent quelques jours plus tard pour marquer leur désaccord avec le projet qui maintiendrait le UK trop proche de l’UE, faisant du pays un « Etat vassal » de l’Union.

Donc deux postures contradictoires, dictées quasi exclusivement par la politique intérieure – l’une en octobre 2016 où Theresa MAY parle à l’aile pro-Brexit de son parti ; l’autre en juin 2018 quand elle honore les obligations du pays en vertu du Good Friday Agreement de 1998 qui garantit l’absence de frontière physique sur l’Ile d’Irlande.

De ces deux postures contradictoires naît un accord hybride avec l’UE, signé quelque 6 mois plus tard, le 25 novembre 2018. Alors que Theresa MAY avait convaincu ses interlocuteurs sceptiques à Bruxelles que c’était le seul accord qu’elle pourrait faire accepter au Parlement de Westminster, les députés britanniques en rejettent la ratification trois fois, avec des majorités écrasantes – et humiliante pour la Première ministre. Le dernier vote a lieu le jour même de la date prévue pour la sortie de l’UE, le 29 mars 2019.

Ce rendez-vous manqué, cette sortie si longtemps attendue par les Brexiters, sortie désordonnée qui devait provoquer le chaos, a fait long feu. Des entreprises et des particuliers avaient bien pris quelques mesures préventives – précommandes ; stockage ; recherches de voies alternatives pour rentrer au Royaume Uni, Douvres devant être saturé ; etc. Les Brexiters sont furieux d’être toujours membres de l’UE. Les Remainers sont toujours en deuil du résultat du référendum, mais sont divisés sur la solution pour sortir du purgatoire qu’est cette antichambre de non-membre. Les entreprises ont perdu tout espoir d’avoir une solution rapide à cette insupportable incertitude. Le tout a été un rendez-vous manqué, un immense gachis, un monumental pschitt.

Anesthésie

La combinaison (i) d’une procédure de sortie qui prend trop longtemps ; (ii) le spectre d’un désastre annoncé qui ne vient pas – Project Fear du camp Remain avant le référendum, qui annonçait un Armageddon économique en cas de sortie, qui ne s’est pas matérialisé, ce dont les Brexiters font gorge chaude ; (iii) on a repassé les plats pour anticiper le 29 mars 2019, en vain bien sûr ; (iv) et maintenant une élection au sein du Parti Conservateur pour élire un nouveau chef du parti qui deviendra ainsi Premier ministre. Cette élection ne donne lieu à aucun débat de fonds, puisque les impétrants s’adressent presqu’uniquement à leurs électeurs – les 314 députés du parti dans un premier temps ; les quelque 160 000 membres encartés du Parti Conservateur ensuite. Hors les candidats disent à leur électorat ce que celui-ci veut entendre : « Tout ira bien, j’irai à Bruxelles, et la puissance de ma personnalité à elle seule forcera l’UE à changer un accord qui a pris plus de deux ans à négocier, ils nous donnerons ce que nous demanderons, et notre avenir hors de l’UE sera radieux, tous les pays du monde se bousculeront pour signer des accords de libre-échange avec nous, parce que nous sommes ‘spéciaux’, et nous retrouverons enfin notre pleine souveraineté, etc. » – je paraphrase à peine. En bref, c’est comme si rien ne s’était passé depuis 3 ans. Et quand je dis que je me sens disque rayé…

Pas étonnant qu’au-delà de la profonde division du pays entre les Leavers et Remainers, plus personne ne veuille parler d’un sujet qui suscite au-delà de tout un immense embarras – toutes les nations ont peur du ridicule.

Le public et les acteurs économiques semblent anesthésiés – ont leur a fait le coup de la catastrophe annoncée deux fois – ils font donc ‘comme si’ la vie continuait normalement. Tout ceci sur fonds de nouveau leader du Parti Conservateur / Premier ministre, n’entrant pas en fonction avant la semaine du 22 juillet 2019 et un Parlement qui arrête de siéger quelques jours plus tard pour ne reprendre ses travaux que début septembre, soit moins de 2 mois avant la fin de la prolongation de 6 mois octroyée par l’UE. En l’annonçant, Donald TUSK avait eu ces paroles prophétiques à destination du Gouvernement britannique : « Please don’t waste this time ». Il devait savoir que c’était un vœu pieu.

Hors cette sorte de fausse normalité pourrait être dangereuse, car tout avertissement d’une sortie sans accord le 31 octobre 2019, assortie de recommandation de « préparation au pire en espérant le meilleur » risque fort de rester lettre morte.

La possibilité du No Deal et/ou d’élections anticipées augmente fortement

Les observateurs intelligents du drame qui se déroule sous nos yeux – il en reste ! – loin de l’exaltation tribale des uns et des autres, s’entendent sur le consensus que la perspective du No Deal (ou une élection, ou les deux) est plus élevée qu’elle ne l’a jamais été :

Jon Worth, qui estimait récemment la possibilité de No Deal à 20% https://jonworth.eu/brexit-what-next/

Ivan Rogers dans The Spectator du 18 juin 2019 – à lire avec profit

http://chrisgreybrexitblog.blogspot.com/  – un blogueur à suivre absolument si Brexit vous intéresse toujours…

On pourrait envisager le scénario des prochains mois ainsi :

1 Le nouveau Premier ministre, auréolé de son intronisation à la tête du pays par les membres du Parti Conservateur, représentant 0,35% de l’électorat du Royaume-Uni, vient chercher à Bruxelles… le beurre, l’argent du beurre et la crémière en prime… pardon je m’égare, il vient  renégocier l’accord.

2 Refus de l’UE, possiblement assorti de quelques ajustements/clarifications à la déclaration politique qui accompagne l’accord.

3 Nouvelle demande d’extension à l’UE, assortie de crise politique au Royaume-Uni, avec motion de censure provoquant une chute du Gouvernement. Il est difficile de savoir avec certitude si la crise suivrait ou précéderait la demande, mais comme Boris JOHNSON, grand favori pour l’emporter pour l’instant, insiste que le pays doit absolument quitter l’UE le 31 octobre, il semble inconcevable qu’il fasse cette demande. La crise politique arriverait donc dans un premier temps – des députés conservateurs ont indiqués qu’ils voteraient contre le Gouvernement si c’était la seule option pour éviter le No Deal, et la majorité des Conservateurs est très précaire.

4 Comme si tout cela était simple, ajoutons qu’il y a seulement 9 jours ouvrés entre le Conseil européen (17-18 octobre 2019, première rencontre formelle entre le nouveau Premier ministre et ses collègues européens, moment où il pourrait leur présenter une telle demande) et la date de sortie le 31 octobre 2019.

5 Des élections législatives anticipées entre octobre et décembre 2019. Pas de parti majoritaire – s’en suit une coalition minoritaire Labour-LibDem, à qui le souverain demande de former un gouvernement.

6 Ensuite, tout est possible – « all bets are off ! » comme on dit ici.

Pour parfaire ce tableau idyllique, précisons enfin que pour éviter un No Deal il faudrait :

  • Soit que le Parlement ratifie l’accord signé le 25 décembre 2019 – rejeté trois fois par les députés, et qui avait poussé Boris JOHNSON à la démission après que Theresa MAY ait dévoilé son Chequers Plan
  • Soit que Bruxelles accepte de changer l’accord, en particulier le fameux « Backstop » qui garantit la position de la frontière irlandaise – « fat chance! »
  • Bruxelles pourrait octroyer une nouvelle extension, mais pourquoi l’UE le ferait-elle cette fois-ci, devant le spectacle d’un pays en pleine crise identitaire, plus divisé que jamais sur son futur, l’UE ayant aussi ses propres priorités?

« Ils n’ont rien appris ni rien oublié »

J’ai repris cette citation qu’Ivan Rogers mentionne dans son excellent article dans The Spectator (voir supra). Talleyrand avait fait cette constatation navrée devant l’impéritie des nobles émigrés qui rentraient d’exil en France en 1814, et pensaient effacer la parenthèse de la Révolution pour reprendre leur existence comme si rien ne s’était passé. Ivan Rogers applique cette remarque à l’élection du chef du Parti Conservateur. Je crois qu’elle pourrait être élargie pour s’appliquer tant aux Brexiters – ils veulent recommencer la négociation en tentant d’ignorer les trois dernières années – qu’aux Remainers, incapables de fournir un argumentaire positifs pro-Europe, toujours en deuil, et qui rejouent la partition de Project Fear, qui a tellement réussi pour le référendum (!) ; de plus, ils semblent incapables de s’entendre sur ce qu’ils veulent : un autre référendum ; un soft Brexit (option Norvège) ; un retrait pur et simple de la notification de l’Article 50.

Pour finir, j’ai en mémoire les paroles – prophétiques ? – de Pascal LAMY il y a bientôt trois ans. J’avais eu le privilège de faire partie avec celui qui fut Directeur Général de l’OMC pendant 8 ans d’un panel d’experts sur le Brexit, au Mondial des Conseillers du Commerce Extérieur de la France en octobre 2016, quelques mois après le référendum. Un membre de l’audience de chefs d’entreprises lui avait demandé s’il y avait une possibilité que le Brexit n’arrive pas. Pascal LAMY avait estimé que rien n’est jamais impossible, mais que cette éventualité avait très peu de chance de se réaliser, « à moins », avait-il ajouté, « que le Brexit ne devienne trop compliqué, trop cher, trop long ».

Un accord est encore possible bien sûr – si les trois dernières années nous ont appris quelque chose, c’est bien qu’il ne fait jamais dire jamais – mais la probabilité des deux extrêmes, No Deal ou pas de Brexit (ou plutôt une prolongation du purgatoire, ni dedans ni dehors), a sérieusement augmentée.

Dans ce contexte, comment convaincre les acteurs économiques que se préparer au No Deal n’est pas un luxe ?

Bon été.

Olivier MOREL25 juin 2019

« Theresa May, Death Star of Modern British politics » – Matthew Parris dans The Times

L’UE craint aussi de prolonger ces négociations au-delà des élections européennes de mai, qui pourraient donner naissance à un Parlement beaucoup plus eurosceptique. La belle et improbable unité des 27 pendant près de 3 ans pourrait bien se fissurer. Accorder un délai supplémentaire au UK uniquement pour continuer sa ‘crise existentielle’ ne fait-elle pas que prolonger l’agonie et risquer la contagion ?

La semaine dernière était le half-term, semaine de congés de février pour les écoliers britanniques, et souvent leurs parents. Nous pensions avoir bien mérité le droit de reprendre notre souffle, de ne plus parler de Brexit pendant quelques jours, le temps d’aller se changer les idées sur les pistes des Alpes en feignant d’oublier qu’il ne reste que quelques semaines d’appartenance à l’Union européenne. Manque de chance, le Brexit s’invite partout et tout le temps. Pour ceux qui ont débranché pendant une semaine, cours de rattrapage.

Vous avez dit TIG ?

Huit députés travaillistes et trois conservateurs démissionnent de leur partis respectifs pour former The Independent Group (TIG).  Difficile de dire quelle influence ce dernier rebondissement pourrait avoir sur le Brexit. En tout état de cause, cela ne change pas l’arithmétique de vote au Parlement, puisque ces 11 députés sont tous pro-européens et tous contre un No Deal -leur appui pour un nouveau référendum est plus nuancé . Ils voteront donc contre le gouvernement, ce qui ne change pas. Un neuvième député travailliste a aussi démissionné du parti, sans rejoindre le TIG . La conséquence immédiate concrète est de confirmer à l’UE – si besoin était – que Theresa May et Jérémy Corbyn ont perdu le contrôle de leurs partis respectifs, et qu’ils sont des interlocuteurs peu fiables. Par conséquent, faire des concessions au Gouvernement britannique est futile.

Le gouvernement éclatera-t-il ?

En début de semaine, une douzaine de ministres, secrétaires d’état et anciens ministres et/ou poids lourds – Justine Greening et Dominic Grieve entre autres – ont dit explicitement à Theresa May qui si le Gouvernement ne prend pas des mesures concrètes contre le No Deal cette semaine – c.à.d. en pratique une demande formelle à l’UE d’une prolongation au-delà du 29 mars 2019 – ils démissionneraient du Parti Conservateur. De leur côté, les ultra-Brexiters, sous la bannière du groupement de députés ERG (European Research Group, l’extrême droite anti-européenne, que les conservateurs Remainers accusent d’être un parti dans le parti), menacent Theresa May qu’ils feront « tomber le gouvernement » si le UK ne quitte pas l’UE le 29 mars. Sont-ils crédibles ? On se souviendra que ce sont les mêmes qui avaient fomenté la tentative ratée de renverser le PM avant Noël (motion de censure contre Theresa May au sein du Parti Conservateur).

Samedi 23 février : le Ministre du Commerce et de l’Industrie Greg Clark, la Ministre du Travail et des Retraites Amber Rudd et le Secrétaire d’Etat à la Justice David Gaucke enfoncent le clou dans un article publié dans le très populaire Daily Mail : ils y enjoignent le PM à demander à Bruxelles une extension au-delà du 29 mars s’il n’y pas d’accord, plutôt que de laisser le pays quitter l’UE sans accord. La ligne officielle du gouvernement continue d’être un départ le 29 mars coûte que coûte. Theresa May, en route pour le sommet de Sharm El Sheikh, répond qu’un nouveau vote sur l’accord de sortie aurait lieu avant le 12 mars, soit 17 petits jours avant la date fatidique de sortie officielle. Les critiques virulentes de sa politique et de son style se déchaînent : « She’s not normal. She’s (…). Extraordinarily uncommunicative ; extraordinarily rude in the way she blanks people, idea and arguments (…) Theresa May (…) is the Death Star of modern British politics (…) a political black hole ». Je vous invite vivement à lire cet article de Matthew Parris (The Times du 22 février en ligne, version papier 23 février), journaliste éloquent et respecté, ancien député conservateur de l’ère Margaret Thatcher. Anna Soubry, députée conservateur porte-drapeau des anti-Brexit et qui a démissionné pour rejoindre ses collègues travaillistes et conservateurs au sein du TIG, renchérit : « Elle (Theresa May) a une véritable obsession, qui date de longtemps et qui est bien au-delà du normal, sur l’immigration ».

 Une histoire de porte-avions japonais

Honda annonce qu’il ferme son usine de Swindon dans les 3 ans, 3 500 emplois directs en jeu. Ce n’est rien de dire que l’onde de choc a été importante : première fermeture d’une usine par Honda dans l’histoire du constructeur, qui dément que ce soit lié au Brexit, mais l’incertitude qui dure a évidemment pesé dans leur décision. Peut-être aussi le nouvel accord de libre-échange Japon-UE qui diminue la pertinence du rôle du UK de ‘porte d’entrée’ vers le marché européen que le pays a joué depuis 4 décennies – Jacques Calvet (PSA) n’avait-il pas en son temps accusé le UK d’être « un porte-avions japonais au large des côtes européennes » ? Est-ce une page qui est en train de se tourner pour le Royaume-Uni ?

Sir Ivan Rogers

Vu Sir Ivan Rogers mardi 19 février. Pour mémoire, ambassadeur du UK auprès de l’UE, il avait démissionné début janvier 2017 devant l’incapacité du gouvernement à écouter les conseils de ce diplomate chevronné, grand connaisseur de la machine bruxelloise sur la meilleure façon d’aborder les négociations avec l’UE. Il a depuis recueilli ses réflexions sur le Brexit dans « 9 Lessons in Brexit » – il donne des conférences sur le sujet https://news.liverpool.ac.uk/2018/12/13/full-speech-sir-ivan-rogers-on-brexit/. Je lui ai demandé son avis sur la possibilité que l’UE accorde un délai si le UK le demande : selon lui, les hauts fonctionnaires (Sabine Weyand, bras droit de Michel Barnier, en tête) seraient contre : ils sont ulcérés par la crise identitaire du parti conservateur et du UK qui tient en otage le reste de l’UE. Par contre, Ivan Rogers pense que les chefs d’Etat et de Gouvernement seraient disposés à accorder à Theresa May ce délai jusqu’au 30 juin parce qu’ils ont une sensibilité plus ‘politique’, même si leur exaspération est tout aussi palpable. Mon avis est que l’UE craint aussi de prolonger ces négociations au-delà des élections européennes de mai, qui pourraient donner naissance à un Parlement beaucoup plus euro-sceptique. La belle et improbable unité des 27 pendant près de 3 ans pourrait bien se fissurer. Accorder un délai supplémentaire au UK uniquement pour continuer sa ‘crise existentielle’ ne fait-elle pas que prolonger l’agonie et risquer la contagion ? Ivan Rogers pense aussi qu’en cas de prolongement de 3 mois, on risque de ne faire que retarder le scénario No Deal au 30 juin. L’UE vient d’ailleurs de faire savoir qu’une prolongation de deux ans était à l’étude – mais n’est-ce qu’un message aux Brexiters de se dépêcher d’appuyer l’accord pour ne pas risquer de voir le Brexit leur échapper ? Certains pensent en effet que Bruxelles essaie d’aider Theresa May en jouant aussi la montre, pour placer les députés britanniques devant un choix draconien de dernière minute et leur forcer la main : le deal signé le 25 novembre 2018, ou No Deal.

La vie (des affaires) continue

Note plus optimiste, nous continuons de travailler pour des clients qui s’implantent ici : deux groupes avec de beaux projets la semaine dernière – secteurs énergies renouvelables et média/digital – et quatre deals d’acquisition de cibles UK pour des groupes européens qui devraient conclure dans les semaines à venir. Le UK n’a donc pas dit son dernier mot, mais les entreprises continuent de désespérer que le deal soit enfin signé pour mettre fin à l’insupportable incertitude. En attendant, elles doivent dépenser temps et argent pour prévoir un No Deal – stockage ; revue des contrats clients/fournisseurs ; apprentissage des processus d’export pays tiers ; etc. Et peut-être pour rien, si l’accord est finalement signé ou une prolongation accordée, in extremis

La politique, encore la politique, toujours la politique

Prochaine échéance politique : mercredi 27 février, le Parlement pourrait à nouveau voter sur le « Cooper-Boles amendment », du nom des 2 députés Labour et Tory qui avaient essayé en vain de le faire voter fin janvier, vote perdu de 27 voix. Il est depuis devenu le « Cooper-Letwin amendment », Oliver Letwin étant un député conservateur moins controversé pour les Brexiters du parti, contrairement à Nick Boles – décidément on ne sort pas des petites cuisines politiciennes… Le but de cet amendement est que le Parlement puisse reprendre un certain contrôle du processus du Brexit en plaçant sur le Gouvernement une obligation légale de voter une nouvelle loi pour demander une extension formelle du délai de 2 ans prescrit par l’Article 50, en l’absence de ratification d’un accord le 13 mars. RV après-demain 27 février pour le prochain épisode de la saga Brexit

Bonne semaine.

Olivier MOREL

25 février 2019

PS – L’encre n’est pas encore sèche sur cet article que le Parti Travailliste déclare se prononcer pour un second référendum. La nouvelle la plus significative depuis longtemps… ou une manœuvre tactique politicienne pour couper l’herbe sous le pied des 8 défecteurs de la semaine dernière et stopper l’hémorragie, sur le mode « vous demandez un référendum, on vous le donne », suivi de tergiversations sur les détails – attendons donc les small prints avant de célébrer !

La rentrée de tous les dangers

« C’est très dangereux de se tenir au milieu de la route : on se fait renverser par les deux côtés » – Margaret Thatcher

Trois semaines de vacances paradisiaques sans réseaux sociaux – en passant, tout à fait d’accord avec Gaspard Koenig[1]– mais en rentrant j’ai retrouvé Brexit, qui a bien sur repris sa place, c’est-à-dire en écrasant tout le reste. Plus ça change…

« No deal is better than a bad deal »

Le gouvernement a sifflé la fin de la recréation estivale le 23 août, en publiant une première série de notes de synthèse sur les conséquences éventuelles d’une sortie de l’UE sans accord, le 29 mars 2019. Ces notes techniques et les directives émises par les différents ministère sont un exercice de grand écart politique : (i) elles doivent rassurer le pays que le gouvernement, administration responsable, se prépare à toutes les éventualités ; (ii) sans toutefois provoquer de  panique ; mais le Ministère de la Santé y enjoint le secteur pharmaceutique à constituer des stocks supplémentaires de 6 semaines, au cas où – je vous laisse juger si ce type de recommandation est de nature à rassurer le public… ; (iii) la publication de ces notes doit aussi tenter de convaincre Bruxelles que le UK est prêt à repartir les mains vides plutôt que d’accepter un mauvais accord – le fameux leitmotiv de Theresa May « No deal is better than a bad deal » ; (iv) qui se combine avec le quatrième objectif : Theresa May tente de conserver ce qu’il reste de cohésion au Parti Conservateur : « no deal » doit être à la fois désastreux – pour que le très peu convaincant «Chequers’ Plan »[2] face comparativement bonne figure et que ses députés ne le remettent pas en cause au moment de ratifier l’accord signé avec l’UE dans quelques semaines – et ce même « no deal » doit aussi apparaitre complètement normal pour apaiser les Brexiters de son parti.

La précarité de la position du gouvernement – et la persistante absurdité qui semble coller à tous les sujets Brexit – est illustrée ainsi : non seulement le Chequers’ Plan a été rejeté très tôt par Bruxelles (essentiellement incompatibilité avec les 4 libertés garanties par le marché unique), mais aussi par les Brexiters, réussissant l’exploit de mettre d’accord les eurosceptiques britanniques et Michel Barnier.

Boris Johnson continue de tirer le débat vers l’abysse populiste

L’ancien Ministre des Affaires étrangères, récemment libéré de la solidarité gouvernementale par sa démission après la publication du Chequers’ Plan (solidarité qu’il traitait d’ailleurs avec beaucoup de désinvolture, même au sein du gouvernement), a aussi marqué sa rentrée par des attaques en règle contre Theresa May. Retourné à ses premières amours comme chroniqueur du quotidien pro-Brexit The Daily Telegraph (où il emmargerait à 275 000 £ par an[3]), il n’a de cesse de détruire le peu de crédibilité qui reste à la Première ministre. Si je ne craignais pas de descendre à son niveau, je qualifierais sa dernière chronique (parut le week end dernier dans le Mail on Sunday, un autre parangon d’orthodoxie pro-Brexit), de ‘bombe’, décrivant ainsi la position de négociation du gouvernement : « We have wrapped a suicide vest around our constitution and handed the detonator to Brussels ».

Même si cette dernière sortie effarante lui a valu des condamnations sans appel de certains collègues sur les bancs du Parti Conservateur, nous ne devrions plus être étonnés des saillies narcissiques de Boris Johnson, un homme qui ne reculerait devant rien pour le plaisir d’une formule choc n’ayant qu’un rapport très lointain avec la réalité. Il sait que cela séduit nombre de militants du Parti, si ce n’est ses collègues députés.

 Automne politique chaud

L’automne est la saison des congrès annuels des partis politiques. Hors le climat ‘sous la tente avec les fidèles’ a fâcheusement tendance à engendrer des discours enflammés peu propice à apaiser le débat. En 2016, Amber Rudd, nouvellement nommée Ministre de l’Intérieur, succédant dans ce rôle à la Première ministre et voulant sans doute gagner ses galons de bon soldat exécutant la ‘volonté du peuple’ (le résultat du référendum), avait déclaré que toute entreprise qui employait des ressortissants de l’Union Européenne non-britanniques devrait les ficher… Même dans le camp pro-Brexit, cette sortie maladroite avait provoqué des haut-le cœur[4].

Deux ans plus tard, alors que la date fatidique du 29 mars 2019 approche (trop) vite, le climat politique est sous haute tension : Theresa May est sous la menace quasi-permanente d’une remise en cause formelle de son mandat de chef du parti – et donc de Premier ministre[5] – et les candidats à sa succession ne manquent pas, y compris Boris Johnson. La position délicate de la Première ministre me remet en mémoire des expressions imagées de deux personnalités hors normes de l’histoire britannique : Margaret Thatcher décrivant ce qu’elle pensait du compromis en politique : « C’est très dangereux de se tenir au milieu de la route : on se fait renverser par les deux côtés ». En essayant de gérer les attentes des Brexiters et Remainers, Theresa May ne satisfait personne et risque de faire les frais de son opération d’équilibriste.

Winston Churchill pour sa part décrivait ainsi la politique d’apaisement du gouvernement britannique vis-à-vis de l’Allemagne avant guerre : « Un partisan de l’apaisement est celui qui nourrit un crocodile en espérant qu’il le mangera en dernier ». Theresa May a-t-elle trop joué l’apaisement vis-à-vis des ardents Brexiters, nourrissant ainsi le crocodile pro-Brexit ? Les semaines qui viennent risquent d’être infestées de sauriens avec les pires intentions…

Jeremy Corbyn, chef controversé du Labour, qui n’arrive pas à faire décoller son parti dans les sondages alors que les Tories sont en pleine déconfiture, et récemment empêtré dans un débat délétère sur le racisme et l’antisémitisme au sein de son parti.

Le parti Liberal Democrats, le seul qui soit officiellement pro-européen et anti-Brexit (avec les Ecologistes) est inaudible.

Ce n’est donc sans doute pas un hasard si Bruxelles émets des signaux positifs depuis quelques jours : Michel Barnier laisse entendre qu’il est toujours réaliste de penser que lle Royaume-Uni et l’Union Européenne signeront l’accord de séparation d’ici « six à huit semaines ». Même si la position de fonds de l’Union, très claire depuis le début des négociations, n’a pas changé, le ton compte énormément. A un moment où les négociations atteignent leur point d’orgue, personne n’a intérêt à être face à un interlocuteur en déroute – ou pire, à se retrouver avec un autre interlocuteur.

Distinguer le politique de l’économique

Le gouvernement a décrit les conséquences possibles d’une sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne sans accord le 29 mars 2019 dans les notes techniques qu’il vient de publier. Des opposants au Brexit enfoncent le clou et peignent une vision apocalyptique en cas de sortie désorganisée : frontières bloquées ; autoroutes d’accès au port de Douvres paralysées ; bouchons de centaines de kilomètres ; pénuries de nourriture, de médicaments et de carburant ; police annulant tous les congés pour faire face à ce que le gouvernement appelle pudiquement ‘troubles de l’ordre public’ (lire ‘pillage’) ; etc.

Dans ce climat fébrile, les entreprises, françaises entre autres, s’interrogent sur le climat des mois à venir. Si les 30 derniers mois nous incitent à éviter toute prévision – qui a vu arriver Brexit, Donald Trump et Emmanuel Macron ? – et même si je me sens un peu ‘disque rayé’, constatons quand même que l’économie continue de défier les prévisions moroses pré- et post- référendum – la croissance 2017 a été de 1,8%[6], pas mirobolant mais loin de la catastrophe annoncée par certains. Le premier semestre 2018 a été plus modeste, à 0,6%, mais les chiffres pour le trimestre ‘glissé’ mai–juillet 2018 sont en amélioration à 0,6%, emmené par les services, le BTP et le commerce de détail – la météo très clémente et la Coupe du Monde ont joué un rôle important (une place en demi-finale était totalement inespérée). L’OCDE prévoie ainsi une croissance 2018 de 1,4%[7]. Le Royaume-Uni reste un membre du G7 et la cinquième économie mondiale, à quasi-égalité avec la France[8]. Un pays solvable de plus de 66 millions de consommateurs, dynamique et qui a su démontrer sa résilience dans le passé. Le chômage continue de battre des records historiques, 4% sur la période mai–juillet 2018 – quoique le débat s’intensifie sur les fameux « zero-hour contracts » qui huilent les rouages d’une économie si ‘flexible’[9] ; le gros bémol  dela faible productivité continue de défier analyses et remèdes.

Le volume très important des échanges commerciaux entre le pays et l’Union Européenne ne va pas cesser : à eux-seuls, 6 pays – Allemagne, Belgique, Espagne, France, Irlande, Italie – ont absorbés près de 40% des exportations du Royaume-Uni en 2016. Ce pays échange plus d’un milliard d’euros par semaine de biens et services avec la République d’Irlande ; les exportations vers cette même Irlande sont plus importantes que vers la Chine, l’Inde et le Brésil combinés.

 Conclusion : achetez des boules Quiès à filtre anti-Brexit

Dans la perspective de plusieurs semaines où le ton politique va s’enflammer, j’ai envie de conseiller à mes interlocuteurs de ne pas lire ou écouter quoi que ce soit qui émane du personnel politique ou d’une certaine presse sur Brexit, probablement jusqu’à fin novembre – sauf quelques voix restent censées dans la cacophonie, liste non exhaustive en bas de page.

Bonne rentrée !

Olivier MOREL

14 septembre 2018


 

A lire et suivre avec profit, noms et adresses tweeter :

Eric Albert, @IciLondres  |  Mark Boleat, @markboleat  |  Ian Dunt, @IanDunt  |

Janan Ganesh, @JananGanesh  |  Charles Grant, @CER_Grant ; @CER_EU  |

Mark Gregory, @MarkGregoryEY  |  Faisal Islam, @faisalislam  |

Sophie Pedder, @PedderSophie  |  John Peet, @JohnGPeet  |

Wolfgang Munchau, @EuroBriefing  |  Jean-Claude Piris, @piris_jc  |

Andrew Sentance, @asentance  |  Philip Stephens, @philipstephens  |

Martin Wolf, @martinwolf_  |

et

Marina Hyde, @MarinaHyde – ton acerbe, irrévérencieux et inclassable


[1] https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0302204631461-pourquoi-il-faut-fuirtwitter-et-facebook-2202133.ph

[2] Chequers est la résidence secondaire du Premier Ministre britannique. Theresa May y a dévoilé son Plan Brexit lors d’un séminaire du gouvernement le 6 juillet 2018, provoquant la démission de David Davies, Ministre responsable de la sortie de l’UE et principal interlocuteur de Michel Barnier, et Boris Johnson, Ministre des Affaires Etrangères, tous deux ardents Brexiters.

[3] Soit plus de 300 000 € ; il avait dû abandonner cette chronique lorsqu’il avait rejoint le gouvernement de Theresa May à l’été 2016 ; il avait d’ailleurs fameusement qualifié ses émoluments de chroniqueur (250 000 £ à l’époque), qu’il combinait encore avec son rôle de Maire de Londres, de « chicken feed » (roupie de sansonnet).

[4] Amber Rudd avait fait une campagne de référendum pro-européenne vigoureuse, dénonçant régulièrement les grossières promesses et autres mensonges des Brexiters sur les soi-disant avantages du Brexit ; on a dit que cette annonce provoquante au congrès du parti était aussi pour elle un moyen de gagner en crédibilité vis-à-vis de ses collègues Brexiters.

[5] Le chef du parti majoritaire à la Chambre des Communes forme un gouvernement ; en cas de changement au sein du parti entre 2 élections, le nouveau chef du parti devient Premier Ministre automatiquement – Gordon Brown succède ainsi à Tony Blair en 2007 ; Theresa May à David Cameron le 13 juillet 2016.

[6] https://data.oecd.org/gdp/real-gdp-forecast.htm#indicator-chart

[7] voir [6].

[8] https://www.weforum.org/agenda/2018/04/the-worlds-biggest-economies-in-2018/

[9] Lire avec profit « Hired: six Months Undercover in Low-Wage Britain », James Bloodworth, sur la face cachée de la « gig economy ».

Brexit, « Groundhog Day »

24 mois de « plus ça change, plus c’est la même chose », ou la paralysie catatonique du Parlement.

Ma dernière contribution avant la trêve estivale, un peu plus de 2 ans après le référendum du 23 juin 2016.

Pourquoi « Groundhog Day » ? On se souviendra de ce film américain (1993) dans lequel le journaliste joué par le comédien Bill Murray se réveille chaque matin et revit les dernières 24h, passant la journée à chercher à échapper à ce cercle vicieux, pour se réveiller à nouveau le lendemain et revivre la même journée, cauchemar semble-t-il sans issue. Le Brexit donne exactement la même impression – 24 mois de « plus ça change, plus c’est la même chose ».

Nous assistons en ce moment aux convulsions d’un gouvernement qui persiste à négocier avec lui-même plutôt qu’avec Bruxelles – David Davis, Ministre responsable de la sortie de l’Union Européenne, a passé juste 4 heures avec Michel Barnier depuis le 1er janvier 2018. Nous entendons les menaces de révolution de palais des ultra-Brexiters si Theresa MAY ne leur livre par un Brexit conforme à la ‘volonté du peuple’ exprimée le 23 juin 2016. Nous anticipons le séminaire gouvernemental du 6 juillet 2018 – en forme de ‘last chance saloon’ – pour décider de la position finale de négociation du gouvernement sur l’union douanière, mais on a déjà dit cela tellement de fois… Nous attendons avec un mélange d’espoir et de résignation le débat au Parlement dans la semaine du 16 juillet 2018 sur la « Trade Bill », projet de loi sur les futures relations commerciales avec l’UE – une nouvelle opportunité pour les députés de placer l’intérêt du pays au-dessus de la fidélité au parti, en essayant de maintenir le UK le plus proche possible de l’EU, soit voter pour un soft Brexit, anathème pour les partisans d’un hard Brexit.

Pour ce quelle valent, et pendant une coupe du Monde de Football autrement plus excitante, mes réflexions en 10 points sur une année Brexit en forme de « Groundhog Day »

1  Capitulation du rebelle en chef, notre ami Dominic GRIEVE QC MP – Le 20 juin 2018, la Chambre des Communes a finalement rejeté l’amendement à la Loi de Retrait du Royaume-Uni de l’Union Européenne, amendement qui aurait donné au Parlement un droit de regard sur les termes de l’accord conclu par l’Exécutif avec Bruxelles. Ce vote a été la culmination d’un bras de fer sans précédent entre le gouvernement, qui défend la prérogative de l’Exécutif de négocier un accord avec l’UE sans avoir à le soumettre au Parlement (et se réserve la possibilité de revenir sans accord – « No deal is better than a bad deal », dixit Theresa MAY) et les députés qui veulent jouer leur rôle de pouvoir demander au gouvernement de revoir sa copie si l’accord n’est pas satisfaisant, dans l’intérêt supérieur du pays. Le député conservateur Dominic GRIEVE, Queen’s Counsel (ou QC), l’élite des avocats plaidants, ancien Attorney General de David Cameron, viscéralement pro-européen et maintenant ardent défenseur d’un Brexit modéré, avait rédigé un amendement au projet de loi dans le sens d’un droit de regard du Parlement sur l’accord UK-UE. Ce texte avait rallié suffisamment de rebelles Conservateurs pour défaire le gouvernement avec les votes de l’opposition. Après des tractations sans fin, des promesses (non-tenues) de concessions de Theresa MAY en personne, une campagne de presse au vitriol ¹ , des menaces de ses propres collègues du Parti Conservateur, Dominic GRIEVE, sous la pression sans relâche du parti, a fini par voter à la dernière minute avec le gouvernement, contre son propre amendement et à la consternation de la poignée de rebelles qui défient encore l’Exécutif. On y perdrait son latin, ou plutôt son anglais, comme a tenté de le démontrer le greffier de la Chambre des Lords, lorsque la loi est passée en ‘deuxième deuxième lecture’ devant la Haute Chambre, le 20 juin 2018, à 19h30 :

« The Commons agree to certain amendments made by the Lords in lieu of amendments made by the Lords to the European (Withdrawal) Bill to which they disagreed.

They agree to the amendments made by the Lords to their amendment made in lieu of an amendment made by the Lords, to which they disagreed. 

And they agree to the amendments made by the Lords to their amendments made in lieu of the amendment made by the Lords to which they disagreed, with amendments, to which they desire the agreement of the Lords ».

En bref, c’est incompréhensible, ce qui illustre bien à sa manière la paralysie catatonique du Parlement.

2  Dominic GRIEVE – « Je suis député, je ne peux rien faire ! » – Dans des déclarations récentes, l‘ancien Attorney General de David Cameron exprimait son impuissance devant une situation inédite :

« C’est très compliqué de se retrouver dans le même parti que des gens avec qui on travaille depuis 25 ans, mais qui sont de l’autre côté de l’argument [sur le Brexit] »

« Le monde des affaires est aux abonnés absents »

« Les députés prient pour que quelque chose arrive, n’importe quoi, qui leur évite d’avoir à prendre une décision très difficile »

Il semblerait que le monde des affaires l’ait entendu – voir les déclarations d’Airbus et BMW, entre autres, sur le spectre d’un hard Brexit, avec le possible retour des contrôles et droits de douane et des frontières ‘dures’, synonyme de rupture de chaine de distributions paneuropéennes, ajustées à la minute près.

Qu’un homme politique aussi honorable, aussi intelligent, aussi digne que Dominic GRIEVE (un autre « meilleur d’entre nous »), puisse exprimer un tel sentiment d’impuissance, combiné avec sa capitulation devant l’Exécutif, laisse inquiet quant à la capacité du « plus vieux Parlement du monde » à jouer pleinement son rôle en cette période critique dans l’histoire du pays.

3  Le cynisme des Brexiteers ne connait pas de limites – Appelons Michel AUDIARD à la rescousse : « Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît »

  • Nigel LAWSON, ou « après moi le déluge » – L’ancien Ministre des Finances de Margaret THATCHER, président de Vote Leave, l’organisation qui a fait campagne en faveur du Brexit, admoneste Philip HAMMOND, son successeur aux finances, parce qu’il ose souligner le coût réel du Brexit – Monsieur LAWSON vit en France à l’abri des retombées du Brexit et y demande un permis de résident.
  • Jacob REES-MOGG – Somerset Capital Management, firme de gestion d’actifs co-fondé par le député conservateur, ardent zélote défenseur du Brexit, ouvre un bureau à Dublin en prévision des retombées négatives d’un hard Brexit.
  • Jeremy HUNT, Ministre de la Santé, rabroue Airbus pour oser alerter des dangers d’un hard Brexit sur sa chaîne de production européenne intégrée.
  • Que dire sur la vision unique du Ministre des Affaires Etrangères de Sa Très Gracieuse Majesté sur le monde de l’entreprise – voir ci-dessous en paragraphe 6 – je laisse la parole à Robert SHRIMSLEY, Financial Times, qui décrit ainsi l’attitude de Boris JOHNSON : « nihilisme stratégique d’un enfant gâté » !

4  Les britanniques n’ont jamais eu le même rapport politique, géographique, historique, philosophique et émotionnel au concept européen que les pays fondateurs. Ils ont une relation transactionnelle avec l’Union.

5  Le Royaume-Uni

  • pourrait mettre une décennie à sortir de l’Union Européenne ;
  • passera peut-être une décennie dehors – seul moyen de réaliser tangiblement qu’être seul quand on est une petite ile ventée et pluvieuse dans le nord-est de l’Atlantique dans le premier quart du XXIème siècle est loin d’être idéal ;
  • et une troisième décennie pour négocier sa réadmission.

6  Les Tories font tout pour mériter leur surnom de « Nasty Party » – L’expression est de Theresa MAY elle-même, lorsque les Conservateurs étaient dans l’opposition et qu’elle appelait ses collègues à se rendre plus éligibles…. Le parti, ‘infecté’ par le cancer anti-européen depuis plus de 30 ans, a laissé le Brexit se métastaser dans le pays. On est passé en très peu de temps :

  • du Zénith – les Jeux Olympiques de Londres en 2012, une nation dynamique, multiculturelle, multi-ethnique, bien dans sa peau et ouverte au monde ;
  • au Nadir – on a l’embarras du choix, mais je placerais ex-aequo :

– la capitulation du « plus vieux Parlement au monde » dans un bras de fer avec l’Exécutif, auto-proclamé expression de la « voix du peuple » ;

– le Ministre des Affaires Etrangères qui dit aux milieux d’affaires qui expliquent l’impact potentiellement négatif du Brexit : « Fuck business » (sic).

Force est de constater que les Tories sont aussi une formidable machine à gagner le pouvoir et à le conserver, semblerait-il à tout prix. C’est à ma connaissance le seul parti conservateur d’un grand pays démocratique à qui les sondages donnent encore plus de 40% des intentions de vote, au coude à coude avec l’opposition, après plus de 8 ans au pouvoir et malgré tout ce qui se passe.

7  Une crise politique n’est pas à exclure. Theresa MAY ne survit que parce qu’elle est utile et que personne ne veut d’un poste trop exposé (pour l’instant) – elle est une sorte de ‘paratonnerre politique’. On évoque le printemps 2019, après la sortie officielle de l’Union Européenne le 30 mars 2019, mais les prochains mois sont semés d’embûches potentiellement fatales – certains prédisent qu’elle ne survivra pas les 2 prochaines semaines.

8  Le mot juste du Premier Ministre Luxembourgeois, résumant parfaitement la position britannique dans un tweet de 18 mots – « They were in with a load of opt-outs. Now they are out and want a load of opt-ins ». Toute l’histoire ‘exceptionaliste’ du Royaume-Uni avec l’Union Européenne est ainsi résumée. Les britanniques sous-estiment dangereusement le niveau d’exaspération des négociateurs de Bruxelles. Cet apparent déni de réalité d’une partie du pays, une sorte de « même pas peur » force (presque) le respect.

Le Brexit pourrait-il paradoxalement amener à une réunification accélérée de l’Irlande – le Taoiseach Leo VARADKAR sera-t-il le Nelson MANDELA irlandais ? La réunification de l’ile d’Irlande est inéluctable et va dans le sens de l’histoire, mais le premier ministre pourrait accélérer cette histoire. Il fait un travail de fonds discret mais remarquable avec la communauté protestante d’Ulster, visitant régulièrement les petites villes farouchement loyalistes de l’autre côté de la frontière et dialoguant avec l’ennemi d’hier.

10  Le drame du Brexit, bande passante saturée – En absorbant toute l’énergie, physique et émotionnelle, et les budgets, Brexit risque fort de phagocyter tous les grands chantiers qui menacent la prospérité et la cohésion de ce pays :

  • Défense
  • Education
  • Santé
  • Fracture sociale
  • Infrastructures
  • Logement
  • Terrorisme / communautarisme

Cette période troublée me fait dire avec George ORWELL : « During times of universal deceit, telling the truth becomes a revolutionary act ».

Le mot de la fin appartient cependant au Général de GAULLE : « Comme un homme politique ne croit jamais ce qu’il dit, il est étonné quand il est cru sur parole »

Conclusion – Et les entreprises dans tout cela ?

Un sondage récent (avril-mai 2018) auprès d’un échantillon de 99 décideurs de la communauté française au UK ² – dont bon nombre sont des lecteurs de ce blog (merci !) – montrait que 40% des entreprises interrogées n’avait pas encore pris de mesures pour s’adapter au Brexit – signe du manque total de clarté qui persiste sur la nature des relations futures UK-UE : comment s’ajuster quand on ne sait pas à quoi s’ajuster ?

Mais les évènements évoluent vite dans le Brexitland : les exemples d’entreprises qui prennent des mesures préventives s’accumulent. Au-delà des avertissements d’Airbus et BMW il y a quelques jours sur les conséquences désastreuses d’un hard Brexit sur leurs opérations au UK, il est clair que certains prennent déjà des mesures – ici un groupe britannique qui convertit des succursales européennes en filiales pour conserver une présence juridique au sein de l’UE ; là l’ouverture d’une nouvelle exploitation en Allemagne pour mitiger les effets du Brexit. Si les transferts d’équipes vers les capitales du continent sont loin de l’hémorragie, il est évident que les groupes des secteurs bancaires, financiers et de l’assurance, qui savent qu’ils ne bénéficieront plus du passeport européen pour commercialiser leurs produits à travers l’UE depuis Londres, ont été les premiers à prendre les devants. Les industriels attendent avec moins en moins de patience que le régime des relations K-UE soit enfin connu.

Il reste que Londres et le UK ne vont pas perdre leur attractivité du jour au lendemain : le pays reste la 6eme puissance économique mondiale ³, au coude à coude avec la France, un pays solvable de plus de 65m d’habitants, avec une politique publique dont l’ADN est pro-business, et notre activité de conseil aux groupes étrangers qui investissent ici est toujours soutenue, mais le pays est englué dans un magma politique sans précédent.

Bon été !

  

Olivier MOREL

5 juillet 2018

¹ Dominic Grieve a fréquenté le Lycée Français Charles de Gaulle de Londres, sa mère était à moitié française et l’ambassadeur de France lui a récemment décerné la Légion d’Honneur : pour une certaine presse populaire, il est un agent étranger (français de surcroit, l’ennemi héréditaire !) qui veut saboter Brexit

² https://www.cripps.co.uk/blog/brexit/

³ Classement FMI 2017

 

« Before they were in with a lot of opt-outs, now they are out and want a lot of opt-ins » – Xavier Bettel, Premier Ministre du Luxembourg

Mon intervention à la conférence « Brexit : Should I Stay Or Should I Go? »

Le premier Ministre Luxembourgeois a ainsi résumé l’histoire de la relation du Royaume-Uni avec l’Union européenne, avec un sens de l’humour qu’on pourrait croire… britannique !

Lundi dernier, le 19 mars, Michel Barnier et David Davis annonçaient les termes d’un projet d’accord pour une période de transition de 21 mois après la sortir du Royaume Uni de l’Union européenne le 29 mars 2019. Le même jour, j’ai eu le plaisir d’intervenir à la récente conférence « Brexit : Should I Stay Or Should I Go? », organisé par www.franceinlondon.com, avec John Peet, political editor du très respecté hebdomadaire The Economist, et Seb Dance, député européen britannique.

Notre intervention ici, dont le titre emprunte la formule du PM luxembourgeois : « Is Britain better off in the EU with opt outs, or out with opt ins ? – A pragmatic view of Brexit »

 

BREXIT – UN PEU D’HISTOIRE POLITIQUE – Pourquoi n’y-a-t-il aucune opposition politique au Royaume-Uni pour s’opposer au Brexit ?

Combien de temps La Mère de tous les Parlements va-t-elle rester aux abonnés absents dans le débat crucial du Brexit ?

C’est l’une des questions les plus fréquentes de mes interlocuteurs français et européens, perplexes devant des britanniques (modèle post-référendum 2016) qu’ils découvrent aux antipodes des interlocuteurs qu’ils pratiquent depuis plus de 40 ans dans les institutions de l’UE et en affaires. Au lieu de partenaires exigeants (ou « difficiles »), mais restant pragmatiques, hautement professionnels, pas idéologues et surtout toujours très bien préparés, ils ont face à eux le spectacle déconcertant de négociateurs pas préparés et incohérents jusqu’à la caricature. Cela pousse les plus cyniques à penser qu’il y a même anguille sous roche : c’est un artifice de négociation pour mieux faire surgir un « deus ex machina » à la dernière minute, la Perfide Albion a forcément quelque chose dans la manche !

Il faut examiner l’histoire politique britannique des dernières décennies pour trouver des éléments de réponse à la question : comment sommes-nous arrivés à cette situation très surprenante, l’absence d’opposition au Brexit, alors même qu’une majorité de députés – et une encore plus grande majorité de Lords – considère le Brexit comme un acte de sabordage / sabotage national.

Le moment est aussi opportun pour phosphorer sur le sujet :

  • Jeremy Corbyn, leader du Parti Travailliste, infléchit la position officielle du parti en faveur d’une union douanière avec l’UE – gagnant le support inattendu du CBI, le MEDEF britannique, pas du tout un support traditionnel du très à gauche Jeremy Corbyn, montrant à quel point le Brexit bouleverse les schémas traditionnels

  • l’UE vient de publier le projet de texte du traité de ‘divorce’, concrétisant l’accord conclu le 8 décembre dernier à Bruxelles ; réaction hostile immédiate du gouvernement – « le projet menace l’intégrité du Royaume Uni » – sujet qui fâche : la frontière entre la Republique d’Irlande et l’Ulster.

 

Raisons politico-historiques d’une situation en apparence absurd

Ingrédient N°1 – Le scrutin uninominal majoritaire à un tour lamine les petits partis et un leader anti Brexit crédible disparaît

Un mode de scrutin manichéen

Les députés (Members of Parliament, ou MP) sont élus en un seul tout de scrutin, avec le plus grand nombre de voix, même faible – dans un cas extrême, un MP peut donc gagner une élection avec seulement 15% ou 20% des voix, alors que ses opposants ont ensemble une majorité, qui se trouve … dans l’opposition. Deux exemples grandeur nature : (i) aux élections de 2015, les Conservateurs (Tories) obtiennent une majorité à la Chambre des Communes (5 sièges, certes faible), alors que leur part du vote national ne représente que 36,9% des voix ; (ii) en 2010, les Liberal Democrats, 3eme parti, recueillaient 23% des voies, contre 29% pour le Labour, mais ils obtiennent respectivement 57 et 259 sièges.

Le mode de scrutin lamine donc les petites formations politiques, et a installé essentiellement un système de 2 partis. La configuration physique de la Chambre des Communes témoigne d’ailleurs d’un système binaire, où les députés de la majorité et de l’opposition se font face.

Naissance et mort d’un troisième parti

Un parti centriste était né en 1981: le député travailliste, devenu Lord Owen[1], et 3 autres travaillistes modérés, font sécession du Labour qui opérait alors un virage à gauche marqué sous la direction de Michael Foot, pendant le premier gouvernement Thatcher. Ils fondent le Council for Social Democracy qui devient le Social Democratic Party (SDP). Ce parti, devenu en 1989 les Liberal Democrats (LibDem), culminera à 62 députés en 2005 et entrera au gouvernement en coalition avec les Conservateurs en 2010, leur leader Nick Clegg devenant Vice Premier Ministre.

Ce sera le ‘baiser qui tue’ pour ce parti – et son leader – le seul avec les Verts (une députée) à être officiellement pro-européen. Les LibDem n’avaient jamais participé à un gouvernement et l’association avec les Tories est catastrophique : devenant rapidement les seconds couteaux d’un gouvernement fermement conservateur, ils portent le chapeau des décisions impopulaires et ne parviennent pas à convaincre des électeurs et une presse sceptiques sur leur soi-disant rôle de modérateur des excès conservateurs. Le vote du parti s’effondre en 2015, et ils sont réduits à 8 députés. Son leader Nick Clegg perd lui-même son siège aux élections anticipées de juin 2017. Avec cette personnalité politique éloquente, polyglotte et ardemment européenne disparaît l’une des dernières voix résolument anti-Brexit à la Chambre des Communes.

Ingrédient N°2 – D’autres opposants neutralisés par l’agenda politique depuis quinze ans

« I am intensely relaxed about people getting filthy rich…» – dixit Peter (maintenant Lord) Mandelson, l’un des architectes de la transformation du Parti Travailliste et sa conquête du pouvoir en 1997. Après 18 ans d’opposition et un virage à gauche dans les années 1980, le Labour avait embrassé l’économie de marché et convaincu la City et le patronat de sa compétence pour gérer l’économie.  Tony Blair à sa tête, le parti remporte l’élection de 1997 avec une majorité écrasante – 66% des sièges. Il hérite d’une économie robuste, léguée par le premier ministre conservateur John Major (1992-1997), la croissance se poursuivant jusqu’à la crise financière de 2008.

Irak – La revanche de la Gauche

Tony Blair, pro-européen et anti-Brexit déterminé, est très critique à l’égard de la nouvelle direction de son parti, l’accusant de ne pas profiter du profond désarroi et de la division du gouvernement, et de ne pas avoir de ligne claire sur le Brexit – Jeremy Corbyn avait fait une campagne de référendum pro-Remain tiède et sans passion ; la seule politique du Labour est d’attendre que les Tories implosent sous le poids de leurs contradictions, tout en essayant de ne pas prendre parti sur le Brexit, le Labour étant presqu’aussi divisé sur le sujet que les Tories.

Il souligne que, face aux dossiers qui s’accumulent au passif des Tories – l’incroyable impéritie de la gestion du Brexit ; le système de santé en crise profonde ; l’éducation nationale en crise mais dont on parle à peine ; une société toujours profondément inégalitaire – le Labour devrait avoir 20 points d’avance dans les sondages.

Tony Blair est encore intervenu le 1er mars dans un appel passionné à l’UE, demandant aux européens de participer au sauvetage du Royaume-Uni en reformant l’Europe, et par là même offrir une voie de sortie honorable au pays.

Tony Blair, ‘kryptonite politique’

La source des maux actuels du Labour remonte à 2003 et se résume en deux mots : Irak et WMD (Weapons of Mass Destruction). Bien plus que le reste de la classe politique – les Conservateurs dans l’opposition avaient voté en faveur de l’intervention militaire en 2003 – la gauche du Parti Travailliste n’a toujours pas pardonné à Tony Blair et son gouvernement d’avoir exagéré la menace que Saddam Hussein aurait fait peser avec ses WMD (principalement chimiques), qui auraient pu être déployées en 45 minutes. Cela s’est avéré sans fondement et un bon nombre de membres du Labour ne lui pardonnent toujours pas d’avoir menti au Parlement pour justifier l’intervention militaire en Irak, aux côtés des Etats-Unis et sans l’aval de l’ONU.

Donc exit New Labour, expérience avortée de social démocratisation du Labour, et de Tony Blair, leader charismatique, éloquent et… inaudible.

Ingrédient N° 3 – Quelques voix pro-européennes en ordre dispersé

D’autres protagonistes pro-européens tentent de ramener le pays à la raison.

  1. John Major, Premier ministre conservateur à l’image falote, constamment en butte aux démons anti-européens de son parti quand il était au pouvoir (1992-97), a acquis une aura d’homme d’Etat respecté internationalement (pas sans rappeler le destin du Président américain Jimmy Carter) ; son discours récent (28 février) fut une attaque en règle contre la politique poursuivi par Theresa May et son gouvernement. Malgré sa calme autorité et le bon sens de ses propos, il est facile à ses détracteurs Brexiters de railler celui qui, Premier ministre, pestait contre les interventions de celle qui l’avait précédé au 10 Downing Street, Margaret Thatcher – la qualifiant de « back-seat driver ». Exit Sir John.
  2. Kenneth (Ken) Clarke – baron du parti conservateur et titulaire de tous les grands portefeuilles des gouvernements conservateurs depuis 1985 – Justice ; Commerce ; Finances ; Intérieur ; Education ; Santé ; Trésor ; Travail. Il est viscéralement anti-Brexit, mais bien seul.
  3. Lord Heseltine – ancien ministre charismatique (et rival) de Margaret Thatcher, baron du parti, il est un pro-européen convaincu ; retiré de la vie politique, ses interventions anti-Brexit ne transportent pas les foules.
  4. Dominic Grieve – député conservateur ; avocat plaidant (barrister, Queen’s Counsel), aussi éloquent en français qu’en anglais ; ancien Attorney General 2010-14 (conseil juridique du gouvernement et de la Couronne, poste très important), l’un des leaders des rebelles conservateurs qui ont récemment voté contre le gouvernement pour forcer l’exécutif à soumettre au Parlement l’accord qui est en ce moment-même négocié avec l’UE.

Il est bien seul, et soumis comme son collègue Ken Clarke et les quelques rebelles du parti Conservateur à d’intenses pressions de l’exécutif et des Whips, les députés chargés de faire respecter la discipline de vote.

On mentionnera enfin Nicola Sturgeon, à la tête du Scottish National Party. Le parti qui milite en faveur de l’indépendance écossaise a perdu de son lustre depuis son échec au référendum de 2014 : les Ecossais avaient voté à plus de 55% pour rester au sein du Royaume-Uni. Depuis, les Conservateurs écossais, en déclin depuis de longues années, se refont une santé politique sous la direction de leur énergique leader Ruth Davidson. Malgré le vote écossais au référendum de 2016 fortement pro-européen (62% en faveur de Remain), Nicola Salmon et son parti indépendantiste  peinent à peser dans le débat.

Il reste les réseaux sociaux, Twitter se substituant au Parlement pour servir de scène à un débat virulent qui n’y a pas lieu, alors même qu’une majorité confortable de parlementaires a voté Remain, et qu’il existe encore probablement une forte majorité qui pense que le Brexit est une folie.

C’est aussi l’occasion de constater en passant que les députés sont finalement assez rarement sollicités pour se prononcer sur un sujet aussi crucial, où le devenir du pays est en jeu. Ils semblent mal armés pour jouer ce rôle pourtant essentiel, tant la grande majorité semble habitué à se plier sans états d’âmes à la discipline de leur parti.

Où est La Mère de tous les Parlements quand on a besoin d’elle?

Cette petite leçon d’histoire politique britannique offre quelques éléments de réflexion pour tenter d’expliquer une situation politique totalement inédite, en essayant de démonter certains des ressorts d’un scénario improbable : celui d’un pays réputé pour son pragmatisme et son absence de dogme se ruant vers l’inconnu à la suite de zélotes et d’opportunistes, et le spectacle désolant d’une institution semble-t-il paralysée, à un moment où la nation a le besoin vital d’un parlement robuste qui joue son rôle de contre-pouvoir à l’exécutif, mais incapable d’enrayer ce que la majorité de ses membres soupçonne d’être au mieux un saut dans l’inconnu, au pire une folie.

Combien de temps La Mère de tous les Parlements va-t-elle rester aux abonnés absents ?

 

Olivier MOREL – 2 mars 2018

[1] Lord Owen devint en 1992 coprésident pour l’Union européenne du comité directeur de la Conférence internationale sur l’exYougoslavie