Le Royaume-Uni est réellement sorti de l’UE le 1er janvier 2021 – la sortie ‘officielle’ reste le 31 janvier 2020, mais la période de transition de 11 mois a maintenu le status quo ante. Alors que la pandémie semble (peut-être ?) en voie d’être maitrisée, et qu’on pensait enfin pouvoir passer à autre chose de plus constructif en 2022, voilà que Brexit se réinvite au menu des dossiers chauds. Une affaire qui n’en finit pas de finir…
Royaume-Uni automne 2021, ou le paradoxe de Schrödinger
En 1935, le physicien allemand Ernst Schrödinger a exposé sa fameuse expérience (théorique !) du chat simultanément mort et vivant comme une illustration de ce qu’il pensait être un aspect absurde de la nouvelle théorie de la mécanique quantique exposée par ses collègues Einstein, Podolsky et Rosen. La théorie dominante dit qu’un système quantique reste en superposition jusqu’à ce qu’il interagisse avec, ou soit observé, par le monde extérieur. Lorsque cela se produit, la superposition s’effondre dans l’un ou l’autre des états définis possibles – le ‘paradoxe’ du chat simultanément mort et vivant à en croire Schrödinger.
Les spécialistes de la physique quantique me pardonneront ce raccourci un peu ‘Wiki’ qui ne fait justice ni à la physique quantique ni à ces illustres physiciens. C’est toutefois la meilleure explication sur l’état du pays, qui semble vivre ce paradoxe de Schrödinger – en mode Brexit, le pays est simultanément dans un état et son contraire :
= > les automobilistes font la queue aux stations-services qui se vident de carburant en quelques heures MAIS en même temps il n’y a pas de pénurie d’essence
= > le pays a quitté le Marché Unique, mettant fin à la libre circulation des personnes et a instauré un nouveau régime migratoire, MAIS en même temps cela n’a rien à voir avec le départ de nombreux ressortissants européens et la pénurie de main d’œuvre dans les secteurs de l’hospitalité, de l’agro-alimentaire et des transports routiers, qui provoque de fortes perturbations dans les chaines de distribution
= > le gouvernement de Boris Johnson a célébré son succès d’avoir négocié et signé l’Accord de Commerce et de Coopération avec l’EU le 24 décembre 2020 et le Protocol on Ireland/Northern Ireland (le Protocole, signé en parallèle de l’accord de retrait); c’était la réalisation de sa promesse d’un Brexit « oven-ready » pour reprendre le slogan de sa campagne électorale aux élections du 12 décembre 2019 qui lui ont donné la plus forte majorité conquise par les Conservateurs depuis 1987), MAIS en même temps le gouvernement dénonce cet accord qu’il a négocié et signé il y a moins d’un an comme mauvais pour l’Irlande du Nord et menace de déclencher l’Article 16 comme prélude à une renégociation du Protocole
= > la Ministre de l’Intérieur Priti Patel célèbre la fin de la libre circulation devant les fidèles du Parti Conservateur en extase, MAIS en même temps le gouvernement prévoit l’émission de 5 000 visas d’urgence aux chauffeurs routiers européens pour faire face à la grave pénurie de main d’œuvre dans ce secteur ; dans la même veine, le Ministre des Transports Grant Shapps autorise le ‘cabotage’ par les camionneurs européens au Royaume-Uni (capacité à opérer dans le marché domestique britannique), sans que les routiers britanniques n’aient le même accès au marchés européen; les réseaux sociaux ironisent sur la soi-disant reprise de contrôle des frontières qu’on croyait synonyme avec Brexit
= > les entreprises sont seules responsables de cette pénurie, tellement elles sont ‘dopées’ à la main d’œuvre bon-marché importée ; le gouvernement les enjoint de recruter localement et de payer décemment, MAIS en même temps les Conservateurs au pouvoir depuis plus d’une décennie se sont fait les chantres de la ‘flexibilité’ de la main d’œuvre et promu les contrats précaires (« zero-hour contracts »).
La liste est longue de ces paradoxes qui démontrent – le fallait-il ? – que Brexit n’est pas ancré dans la réalité mais la poursuite avec un zèle quasi-religieux et contre toute logique d’un futur idyllique qui n’existe évidemment pas. Tout n’est pas ‘la faute à Brexit‘ évidemment, mais la capacité des zélote du Brexit à dire tout et son contraire , avec un aplomb sans parallèle, continue à générer une sorte d’horrible fascination.
Un dernier paradoxe est que malgré ce climat politique délétère, le chômage est au plus bas, l’économie se redresse et l’activité de fusions & acquisitions (baromètre comme un autre) est florissante.
Nostalgie et fake news, toujours les deux mamelles du Brexit
L’automne est la saison des congrès annuels des partis politiques et le climat ‘sous-la-tente-avec-les-fidèles’ n’est pas propice à la modération et la nuance. Outre les incantations aux entreprises à mieux payer leurs salariés que j’ai déjà mentionnées, on a assisté à un basculement sur la communication post-Brexit. Les Brexiters avaient clamé pendant la campagne pour le référendum de 2016 que les lendemains seraient radieux, à grands renforts de « fake news » sur, entre autres, la vague migratoire incontrôlée – l’équivalent de la population totale de la Turquie pourrait tenter de rentrer au Royaume-Uni, entre autres énormités. Puis les même Brexiters ont passé le plus clair des 4 années suivantes à pester contre les Remainers qui sabotaient leur beau projet – oubliant assez vite qu’ils avaient eux-mêmes rejeté l’accord négocié par Theresa May et qui n’introduisait pas de frontière en Mer d’Irlande (le sujet qui fâche du moment).
Devant les preuves de plus en plus irréfutables des effets réels du Brexit ¹ la nouvelle posture est que la transformation du pays ‘grâce au Brexit‘ sera bien sûr un peu difficile, le pays doit d’adapter à un nouveau contexte, mais l’eldorado n’est pas loin, le jeu en vaut la chandelle, retrouvons l’esprit du Blitz, etc. ! Entretemps, habituez-vous aux ruptures de stock intempestives dans les supermarchés, à faire la queue à la station-service et à ne pas trouver de dindes pour Noël (ou alors elles seront discrètement importées de France et de Pologne car les éleveurs locaux n’ont pas assez de main-d’œuvre qualifiée, laquelle venait d’Europe de l’Est à la belle époque de la libre circulation). Cette sorte d’incantation qui se donne des accents de Churchill à la petite semaine s’accompagne d’un appel à un retour à un passé forcement radieux. Ian Duncan-Smith (IDS, ancien chef éphémère et palot des Conservateurs en 2001-2003, dans les années post raz-de-marée New Labour), voulant encourager les britanniques à revenir travailler à leurs bureaux, écrit dans le Daily Mail que « dans les années 40, ils [nos aïeux] continuaient à venir au bureau sous les bombes d’Hitler »… Cette nostalgie d’un passé révolu qui était forcément paradisiaque est l’un des ressorts importants du Brexit – de manière perverse, elle est souvent invoquée par ceux qui n’ont pas vécu ce passé traumatique, mais par la génération suivante. Les tweets ironiques ont répondu à IDS que l’internet et Zoom n’existaient pas encore en 1940, d’autres ont soulignés que des centaines de milliers de gens, y compris des fonctionnaires, avaient été évacués en province au début de la Deuxième Guerre Mondiale.
French bashing
Dans ce climat délétère, les relations avec la France sont au pire. On mentionnera pêle-mêle : la pêche ; les sous-marins australiens ; la traversée de la Manche par des masses de migrants illégaux que la France laisse passer (bien sûr). Il faut s’attendre à ce que le French bashing, la rhétorique et les mauvaises blagues anti-françaises, continuent de prospérer, avec force référence à la Deuxième Guerre Mondiale dans la presse de caniveau qui est une spécialité locale. Je faisais observer récemment à un ami journaliste français établi à Londres qu’en plus de 33 ans de relations personnelles et professionnelles France – Royaume-Uni, je n’avais jamais connu pire. « Même en 2003 et la deuxième guerre irakienne ? » observait-il. Oui, même comparé à cet épisode très grave dans nos relations – laquelle s’est rétablie assez vite sur la base d’une confiance mutuelle renouvelée (les Traités de Lancaster House de 2010 sur la coopération en matière de défense et de sécurité en sont un excellent exemple). La différence entre 2003 et 2021 ? La nature et le comportement du personnel politique au pouvoir au Royaume-Uni en 2021, soit un gouvernement plus axé sur la fidélité que sur la compétence. Je viens de visionner « Blair & Brown : The New labour Revolution », documentaire de la BBC retraçant la genèse de la montée au pouvoir des deux premiers ministres travaillistes et leur règne de 13 années. Qu’on adhère ou pas aux choix politiques du New Labour, le film provoque d’abord un fort sentiment de nostalgie pour cette période dorée du « Cool Britannia » et du « Britain is Great » (ce slogan très habilement décliné par les pouvoirs publics pour ‘vendre’ la destination Royaume-Uni aux investisseurs du monde entier avec énormément de succès). Ce film met aussi en évidence l’intelligence visionnaire de gouvernements successifs qui, s’ils ont bien sûr commis des erreurs, ont transformé la société britannique en profondeur. Enfin, ils avaient aussi la compétence et le talent pour gouverner, au-delà des choix politiques auxquels on est libre d’adhérer (ou pas). C’est dire à quel niveau nous sommes tombés que d’admirer la simple compétence d’un gouvernement… Le gouffre qui sépare les années Blair-Brown du gouvernement actuel est proprement abyssal.
L’Irlande se réinvite malgré elle dans le débat et la négociation reprend…
Les conséquences pour l’Ile d’Irlande avaient été largement oubliées dans la campagne du référendum – en Angleterre en tout cas. Comme on le sait, le sujet est devenu LE point d’achoppement de la séparation. La solution finale est bancale car elle tente une cadrature du cercle impossible : (i) absence de frontière entre le Nord et le Sud ; (ii) l’Irlande du Nord reste dans le marché unique de marchandises de l’UE mais ; (iii) continu d‘être une partie intégrale du Royaume-Uni, établissant de facto une frontière interne au Royaume-Uni (en Mer d’Irlande) – solution que Theresa May avait d’ailleurs rejetée (« Aucun Premier ministre britannique n’accepterait de séparer l’Irlande du Nord du reste du pays »). Le Traité signé le 24 décembre 2020 et le Protocole irlandais établissent de fait cette frontière. Il était prévu une prolongation de la période de transition (pas de contrôle en Mer d’Irlande) jusqu’en avril 2021. Il s’agissait de laisser le temps au Royaume-Uni de mettre en place les mesures de contrôle à la nouvelle ‘frontière’. En mars, le gouvernement annonçait qu’il prolongeait unilatéralement ce moratoire au moins jusqu’en octobre. Nous sommes donc à un énième moment de vérité pour le Brexit : l’UE a fait cette semaine des propositions pour tenter de sortir de l’impasse, à savoir des assouplissements dans les conditions de contrôle de la nouvelle frontière de Mer d’Irlande, éliminant dans certains cas la grande majorité des contrôles sur l’axe Grande-Bretagne < = > Irlande du Nord, en particulier sur les produits alimentaires. Développement bien accueilli par les PME nord-irlandaises. De son côté, le gouvernement britannique ‘prépare le terrain’, mais au lieu de déminer, il envoie des signaux très agressifs sur ses intentions d’enclencher les mécanismes de règlement des différends du Protocole, en particulier le fameux Article 16 qui permet à chacune des parties de prendre des mesures unilatérales si sa mise en vigueur provoque « des difficultés sérieuses et pérennes en matière économique, sociétale ou environnementale ou une perturbation significative des échange commerciaux ».
Donc c’est finalement sous la pression du gouvernement britannique qui a publié ses demandes en juin dernier que l’UE vient de faire des propositions (le 13 octobre) pour aménager les conditions d’application du Protocole. L’approche des britanniques est de demander l’impensable, c’est-à-dire une réécriture du Protocole qu’ils ont négocié et signé il y a quelques mois. Ils constatent que cette méthode obtient des résultats puisque l’UE revient à la table des négociations, même à contrecœur. Ce qui démontre qu’être conciliant peut dans certains cas n’amèner que des demandes supplémentaires – on a en tête une comparaison audacieuse (je pense Sudètes et Munich…). Une PME basée en Irlande du Nord confiait par ailleurs que le fait d’être restée dans le Marché Unique de marchandises après le 31 décembre dernier avait été une aubaine – et on rappellera enfin pour mémoire que la province a voté majoritairement pour rester dans l’UE en juin 2016.
Le 12 octobre, veille de la publication des propositions de l’UE, Sir David Frost, négociateur en chef du Traité et membre du gouvernement, répétait les griefs du Royaume-Uni dans un discours à Lisbonne. Illustration parfaite des deux approches fondamentalement différentes : l’UE accepterait d’aménager les conditions d’application du Protocole, alors que les britanniques veulent tout bonnement le réécrire. Ils en rajoutent, en remettent en cause le rôle de la CJUE comme instance de règlement des différends.
Ça pourrait mal finir
Le risque d’une escalade est réel – l’UE réfléchit déjà à la meilleure manière de réagir aux infractions persistantes du Royaume-Uni, qui a franchi une étape supplémentaire avec cette annonce par la bouche de Lord Frost que le Protocole n’a plus de sens. Il sait aussi pertinemment que remettre en cause le rôle de la CJUE est une ligne rouge de l’UE. S’ajoute en toile de fonds une petite musique discordante émanant de certains extrémistes sur la nécessité de renégocier le Good Friday Agreement (1998). Ce texte est fondateur de la paix irlandaise et la base de la fin des « Troubles » comme on appelle pudiquement la la guerre civile de près de trente ans en Irlande. Pour le gouvernement irlandais et Bruxelles, c’est « no pasaran !»
S’il devient apparent que les britanniques ne s’engagent pas dans le nouveau processus de négociation avec sincérité, les options pour l’UE :
= > ‘frappes chirurgicales’ – sur la pêche ; sur les services financiers (un accord est toujours en négociation) ; l’énergie ; etc.
= > option ‘nucléaire’ – suspension ou dénonciation du Protocole, c.-à-d. application stricte des barrières douanières ; mais l’UE a-t-elle les moyens de mettre en vigueur des mesures qu’elle a en fait déléguées au Royaume-Uni, car cette ‘frontière’ Irlande du Nord < = > Grande-Bretagne se trouve à l’intérieur du Royaume-Uni ?
Ça va être pire avant de s’améliorer, sans empêcher les entrepreneurs d’entreprendre
Fin décembre 2020, après la signature du Traité, je me réjouissais avec soulagement d’avoir eu tort – j’avais écrit peu après le vote de juin 2016 que le divorce prendrait une décennie. Hors 5 ans et demi après le référendum, loin de passer à autre chose, s’ouvre une nouvelle phase de négociation. C’est ‘frustrant’ comme dit le fameux euphémisme anglais…
Nous entrons dans une période compliquée, ce qui est rageant car il semblerait que l’économie se redresse et que malgré les nombreux défis, notre dialogue avec les entreprises fait état d’une année 2022 fructueuse d’opportunités. N’est-il pas ironique d’ailleurs que les apôtres du Brexit soient maintenant forcés d’en retarder la pleine application face aux difficultés liées à la fin de la libre circulation qui en était un des piliers ? Le marché a finalement raison. Et double ironie puisque les Brexiters au pouvoir sont des chantres du laisser-faire et du moins d’Etat, hors ils sont contraints d’intervenir pout mitiger les effets négatifs de leur cher Brexit. Les même Brexiters s’étaient opposés en son temps à l’accord négocié par Theresa May car la nouvelle relation avec l’UE auraient toujours été trop conviviale à leur goût – cette sorte de purgatoire avait reçu le sobriquet de «BRINO» (« Brexit In Name Only »). Est-on en train d’assister à un BRINO rampant ?
Pour terminer sur une note positive, il est rassurant d’entendre les PME d’Irlande du Nord se montrer favorables à la continuité de relations commerciales étroites avec la République. Il semblerait finalement que le commerce l’emporte et que les entrepreneurs continuent d’entreprendre, malgré les gesticulations politiques, aussi nauséabondes soient-elles.
Passez une belle fin d’automne.
Olivier MOREL
16 octobre 2021
¹ Consulter avec profit la ‘comptabilité’ tenue par R Daniel Kelemen, Professor of Political Science and Law and Jean Monnet Chair in European Union Politics at Rutgers University https://twitter.com/rdanielkelemen/status/1348964732104007680