Brexit : le début de la fin ou la fin du commencement?

Les relations franco-britanniques en mode dégel

A l’annonce de la victoire des troupes britanniques des généraux Alexander et Montgomery sur l’Afrika Korps d’Erwin Rommel à El Alamein en novembre 1942, Winston Churchill avait déclaré : « Now this is not the end. It is not even the beginning of the end. But it is, perhaps, the end of the beginning. » Assiste-t-on à un tournant de l’interminable roman-feuilleton qu’est le Brexit, après 80 mois de chaos politique indescriptible ? J’avais écrit peu après le vote de juin 2016 que le pays mettrait 10 ans à sortir de l’UE ; puis 10 ans ‘dehors’ pour réaliser qu’être un petit archipel venté et pluvieux dans le nord-est Atlantique au 21e siècle n’est pas confortable quand on est seul ; et enfin 10 ans à tenter de revenir. Par cette présentation un peu caricaturale, je voulais illustrer la grande difficulté pour le pays à s’extraire d’une relation qui aura duré 47 ans. Image parlante de Pascal Lamy : « Sortir le Royaume-Uni de l’Union Européenne revient à extraire un œuf d’une omelette ! ». Hors 6 ans et demi après le vote fatidique du 23 juin 2016, et 3 ans après la sortie ‘juridique’ (31 janvier 2020), le Brexit continue d’être l’un des sujets existentiels que confronte le Royaume-Uni, et les relations avec l’UE ne sont toujours pas sur un pied serein. Même si le mot Brexit est rarement mentionné par les Conservateurs comme les Travaillistes (les ‘célébrations’ du 3ème anniversaire ont été discrètes…), on sent malgré tout un frémissement, un changement de ton. Si ce n’est pas le début de la fin, est-ce peut-être la fin du commencement ?

Rappel et contexte

Le Royaume-Uni a cessé d’être officiellement membre de l’Union Européenne le 31 janvier 2020. Ensuite, la période dite ‘de transition’ de 11 mois, pendant laquelle le pays est resté membre du Marché unique et de l’Union douanière, a constitué un status quo ante. Rien n’a réellement changé au quotidien, même si le Royaume-Uni n’avait plus de droit de vote au Parlement européen. La sortie effective intervient ensuite le 31 décembre 2020 : c’est à ce moment-là que le Brexit a réellement pris tous ses effets – sortie du Marché unique et fin de la libre circulation des personnes pour ne citer que les effets les plus visibles et immédiats pour les entreprises et les citoyens. Hors nous étions alors en pleine crise du Covid-19, dont les effets sur l’économie mondiale ont rendu quasiment impossible une lecture sereine et détachée des effets du Brexit sur l’économie du Royaume-Uni.

Une catastrophe pouvant en cacher une autre, la guerre en Ukraine se déclenche le 24 février 2022, précipitant le monde dans une crise géopolitique et énergétique majeure – cette dernière particulièrement sévère en Europe. La nouvelle crise est un rideau de fumée supplémentaire, politiquement commode : le gouvernement britannique et l’extrême droite du parti Conservateur ne se sont pas privés d’attribuer tous les maux de l’économie à ce nouveau bouleversement géostratégique.

Tant la pandémie que l’agression russe ont bien sûr des effets réels et profonds sur l’économie britannique, comme sur celles de toute la planète. On commence toutefois à entrevoir maintenant les effets mesurables du Brexit, plus de 6 ans et demi après le référendum du 23 juin 2016.

Un gouvernement technique ?

On ne va pas refaire le match des derniers mois – voir mon article https://leschroniquesdubrexit.org/ pour tenter de comprendre les ressorts de la crise politique du début de l’automne 2022. On constate cependant que la nomination de Jeremy Hunt comme Ministre des finances le 14 octobre, suivi de l’arrivée de Rishi Sunak qui a emménagé au 10 Downing Street le 25 octobre, a considérablement rassuré les marchés. Les annonces très attendues faites le 17 novembre par Jeremy Hunt – augmentations d’impôts pour les classes moyennes aisées et rigueur budgétaire – ont restauré une certaine crédibilité au pays, en habillant le gouvernement de l’étiquette ‘technique’. Ce n’est pas complètement exact, tant il y reste quelques zélotes pro-Brexit : la Ministre de l’Intérieur Suella Braverman et Dominic Raab, Ministre de la Justice et Vice Premier ministre, ce dernier d’ailleurs sous le coup d’une enquête officielle – il est accusé de plusieurs incidents de harassement de ses collaborateurs. Et il n’y avait eu qu’une démission précoce dans cette nouvelle administration : Gavin Williamson, éphémère Ministre d’Etat sans portefeuille, qui démissionna le 8 novembre après la découverte de messages de harcèlement et de menaces adressées à la Chief Whip de la Première Ministre Liz Truss, lorsqu’il apprit qu’il ne serait pas invité aux obsèques de la Reine Elizabeth II.

Un énième épisode vient ternir l’image de probité et de compétence dont Rishi Sunak avait revêtu son nouveau gouvernement. Le président du Parti Conservateur et Ministre sans portefeuille Nadhim Zahawi fut éphémère Ministre des Finances au printemps dernier. On se rappellera que la démission de plus de 50 ministres et secrétaires d’Etat avait précipité la chute de Boris Johnson (« La première fois qu’un navire quitte le rat ! » pour citer l’apostrophe savoureuse de Sir Keir Starmer, leader de l’opposition travailliste). En attendant le résultat des élections internes au Parti Conservateur qui portèrent Liz Truss au 10 Downing Street (brièvement), des ministres ‘intérimaires’ ont expédié les affaires courantes. M. Zahawi fut l’un d’eux. Hors il s’avère qu’en même temps que ses lourdes responsabilités au gouvernement, il a été en négociation avec HM Customs and Tax suite à un ‘oubli’ – déclarer une plus-value sur la vente des parts de la société YouGov qu’il a fondée. Au final, règlement d’une facture d’environ 5M£, y compris l’impôt impayé et des pénalités de 30% de la somme dû. Le fisc britannique aurait jugé qu’il y avait eu négligence (« carelessness »). Après avoir été sous la pression de l’opposition, d’une bonne partie de la presse et même de certains membres de son propre parti pour qu’il congédie l’étourdi, Rishi Sunak a finalement notifié son départ à  Nadhim Zahawi, suite aux conclusions sans appel de l’enquête formelle qu’il avait fini par demander au Conseiller en Ethique du gouvernement.

Deux démissions en 100 jours de l’administration du même Rishi Sunak qui déclarait à son arrivée au 10 Downing Street son intention de « mettre l’intégrité, le professionnalisme et responsabilité » au cœur de son administration.

Les relations franco-britanniques en mode dégel

Nous sortons d’une des pires périodes de l’histoire moderne dans la longue relation, certes tumultueuse, de nos deux pays. Deux moments resteront dans les mémoires : l’épisode AUKUS – l’affaire des sous-marins et la ‘trahison’ australienne, avec le rôle accessoire mais non moins néfaste joué par le Royaume-Uni, confirmant les pires clichés sur la « Perfide Albion » ; et l’incapacité (délibérée) de Liz Truss à décider si la France est un ennemi ou un ami (« France : friend or foe? The jury is out »).

Depuis l’arrivée au pouvoir de Rishi Sunak, réchauffement accéléré : entretien chaleureux du Premier ministre avec le Président Macron en marge de la COP 27 à Sharm El Sheikh ; le Ministre des Affaires étrangères James Cleverly était à Paris pour les cérémonies du 11 novembre ; et les ministres de l’intérieur respectifs signent un accord pour ouvrir un nouveau chapitre de la coopération sur la gestion des migrants trans-Manche. Enfin, le premier sommet Franco-britannique est au programme le 10 mars, le premier depuis 2018 (Theresa May était alors Première ministre).

Brexit au tournant ?

L’administration de Liz Truss – à 44 jours, administration la plus éphémère de toute l’histoire du pays – aura été l’apothéose de l’absurdité du projet Brexit. Le maintenant fameux mini-Budget de Kwasi Kwarteng du 23 septembre 2022 qui provoqua une crise de confiance majeure dans la gestion de l’économie par le gouvernement conservateur fut l’illustration parfaite du triomphe de l’idéologie sur le pragmatisme. Les conditions de l’arrivée au pouvoir de Liz Truss trouvent leur genèse dans le chaos politique qui prévaut depuis 6 ans et demi dans ce pays. Depuis le retour des ‘techniciens’ aux commandes fin octobre (j’ai failli écrire ‘adultes’), la frange pro-Brexit du Parti Conservateur s’est faite très discrète. Ils n’ont sans doute pas encore dit leur dernier mot, mais une petit musique différente se fait entendre.

Quelques morceaux choisis :

  • les sondages indiquent un public est de plus en plus catégoriquement contre le Brexit – le dernier en date (18-19 janvier) montre que seulement 34% des britanniques croient toujours que ce fut la bonne décision, contre 54% qui pensent que le pays a eu tort de quitter l’UE https://www.statista.com/statistics/987347/brexit-opinion-poll/
  • le Financial Times a récemment produit un documentaire sur les effets du Brexit, analysant la priorité donnée à l’idéologie sur le pragmatisme et montrant les effets très réels sur les entreprises, petites et grandes (mais surtout les PME) dans leurs relations commerciales avec leur plus grand marché de l’autre côté de La Manche ; visionnage essentiel – https://www.youtube.com/watch?v=wO2lWmgEK1Y
  • George Eustice, Brexiteer convaincu, était Ministre de l’environnement au moment de la négociation et la signature d’un accord de libre-échange avec l’Australie en décembre 2021 ; cet accord avait été célébré comme « un accord historique, le premier depuis que le pays a quitté l’Union Européenne » ; hors le même George Eustice a tenu des propos très candides à la Chambre de Communes : « Le Royaume-Uni a beaucoup concédé sans obtenir assez en retour » ; il ajouta que son pays avait fait trop de concessions aux fermiers australiens (et néo-zélandais) ; et qu’il n’était pas nécessaire de leur octroyer une libéralisation complète sur l’importation de bœuf et de mouton au Royaume-Uni : « aucun des deux pays n’avait quoi que ce soit à nous offrir en contrepartie d’une concession très généreuse ».
  • le plus édifiant pour la fin : la voix même des chefs d’entreprises qui ont voté pour le Brexit. (il y en eu !) Un exemple parmi d’autres : Simon (Lord) Wolfson, patron de la grande marque de prêt-à-porter Next, déclare avec candeur que « ce n’est pas le Brexit pour lequel j’ai voté » ; et d’exhorter le gouvernement à admettre plus de travailleurs étrangers pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre ; lorsque 3 mois après le vote de juin 2016, j’avais sondé les membres des Conseillers du Commerce Extérieur au UK sur l’impact prévisible du vote sur leur activité dans ce pays, très nombreux étaient ceux qui identifiaient déjà l’accès aux talents comme LE nouveau défi posé par le Brexit : ne plus avoir un accès sans barrière à un immense réservoir de main d’œuvre qualifié à notre porte ; 6 ans et demi plus tard, cette crainte se confirme. Même si toutes les économies comparables ont beaucoup de mal à trouver des salariés, le Brexit rend l’exercice plus compliqué, plus chronophage et plus onéreux. J’ai en tête une image familière des entrainement de rugby : le Brexit équivaut à demander au pays de courir le 100m avec un pneu de tracteur attaché à la ceinture : très bien pour s’entrainer pour la Coupe du Monde ou le Tournoi des 6 Nations, totalement inutile pour concrétiser le slogan des Brexiters « Global Britain »

Ces réactions du monde politique, du public et surtout des entrepreneurs est-il le signe que le fameux pragmatisme britannique fait son retour ?

Les écueils sont encore bien présents

Le Protocole nord-irlandais est probablement le plus gros obstacle politique au retour à des relations plus normales avec les voisins européens. Cet accord est une véritable quadrature du cercle. Rappel : l’Irlande du Nord, partie intégrante du Royaume-Uni, demeure à l’intérieur du Marché unique pour ne pas réinstaurer une frontière entre le nord et le sud de l’ile d’Irlande (la paix qui y règne depuis les accord de 1998 après 3 décennies de violence – 3 500 morts – est trop précieuse pour la mettre ainsi en péril). Conséquence mécanique : la Mer d’Irlande entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord devient la frontière extérieure du Marché unique, contrôles à l’appui, c’est-à-dire une frontière interne au Royaume-Uni, mise en place pour policer les règles du Marché unique européen. Cette cote très mal taillée, pourtant négociée par Lord Frost et paraphée par Boris Johnson, continue d’être inacceptable pour les Unionistes nord-irlandais. Ils vivent comme une véritable trahison la dilution des liens Irlande du Nord – Grande-Bretagne. Les jusqu’au-boutistes du Brexit avaient un temps utilisés cet argument pour pousser le gouvernement à déclencher le mécanisme de l’Article 16 du Protocole Nord-Irlandais, signé en même temps que l’Accord de Libre-Echange fin 2020. Cette disposition stipule que chaque partie peut mettre en place des « mesures de sauvegarde unilatérales » (lisez ‘suspendre l’application du Protocole et le contrôle aux ports de Mer d’Irlande’) si le protocole entraîne soit des « difficultés économiques, sociétales ou environnementale sérieuses et susceptibles d’être pérennes, soit des dislocations des flux commerciaux ». Une véritable Epée de Damoclès suspendue au-dessus du couple UE-UK. Ajoutons qu’aucune preuve sérieuse de ces dysfonctionnements n’a été avancée pour justifier d’invoquer l’Article 16. Anecdotiquement, les deux régions du pays qui se redressent le mieux après la pandémie sont Londres et … l’Irlande du Nord. Des entrepreneurs de la Province, toutes allégeances confondues, sont ravis de constater (discrètement) qu’ils jouent sur deux tableaux – à l’intérieur du Marché unique et dans le Royaume-Uni.

Et les entreprises françaises ?

LA question qui revient très souvent : le Royaume-Uni a-t-il cessé d’attirer les entreprise étrangères, en particulier les groupes français ? Mon expérience professionnelles de ces deux ou trois dernières années, croisée avec celles des autres professionnels dans la même activité de fusions-acquisitions transfrontalières, montre une évolution du mode d’investissement : un ralentissement des implantations (typiquement une PME qui se lance sur le marché britannique en y créant une filiale) ou des exportations (plus compliqué/cher/bureaucratique) ; mais un rythme d’acquisition d’entreprises britanniques toujours soutenu. Ces investisseurs sont des PME de plus grande taille, ou des ETI, et certains grands groupes. Les secteurs sont très variés et les dernier mois offrent un bonus : le taux de change plus favorable € v £, qui semblerait osciller autour de 1 £ = 1.12 € – 1,14 € contre 1,20 € l’été dernier. On ne construit pas une stratégie de croissance externe sur un taux de change, mais c’est un attrait supplémentaire.

Dernier avertissement quand même : les professionnels de l’assurance export en Europe ont deux pays en tête des destinations les plus à risque de faillites pour 2023 : Allemagne et Royaume-Uni. La raison ? Ils jugent que le potentiel de défaillance d’entreprises y est plus élevé que dans tous les autres pays du continent.

Conclusion

Début de la fin oufin du commencement du Brexit, c’est indéniablement un nouveau chapitre qui s’ouvre maintenant. Le dialogue franco-britannique redémarre avec un Sommet le 10 mars, avec une ‘envie’ de rapprochement clairement exprimée côté britannique ; les échanges EU-UK sur le règlement de l’épineux problème Nord-irlandais se poursuivent dans un environnement plus apaisé. Tout cela ne peut être que positif.

Il faudra toutefois plusieurs années pour qu’un débat rationnel et dépassionné s’installe autour du sujet. Sauf nouvel accident politique, les prochaines élections générales sont programmées dans un peu moins de 2 ans. Il faudra probablement attendre le prochain Parlement, post 2025, pour entrevoir une approche différente. D’ici là, le chemin est encore semé d’embûches, mais le commerce va continuer : si les 6 dernières années ont démontrées une chose, c’est que les entreprises s’adaptent.

Olivier Morel

3 février 2023

L’effet Brexit mesuré par 2 graphiques

Au 3ème trimestre 2022, l’économie du Royaume-Uni connaissait la pire performance du G7, la seule en recul comparé à l’avant-pandémie

Prévisions 2023 – Office for Budget Responsability (OBR) | Commission européenne : l’économie du Royaume-Uni v 27 UE en 2023

Une version épurée de cet article est aussi parue dans la revue des Conseillers du Commerce Extérieur de la France – Entreprendre à l’international | Un monde en équilibre instable | janvier/février 2023 | Spécial Perspectives