Passage de témoin ?

La visite du Président Macron le 18 janvier à l’académie militaire de Sandhurst – le Saint-Cyr britannique – pour le Sommet Franco-Britannique fut riche en symboles, certains visibles, d’autres moins.

D’abord l’apparat (pageantry, beau terme anglais). Le geste du Président d’offrir à ses hôtes le prêt de la Tapisserie de Bayeux, geste diplomatique incroyablement habile : il donne le ton et par la même est en position de contrôle affectif. Qui oserait critiquer un invité armé d’un tel cadeau, mais qui distille en même temps un message pertinent : vous (les Britanniques) êtes les descendant d’envahisseurs (Normands), eux-mêmes des ‘envahisseurs acclimatés’ (Vikings en Normandie). Conclusion : nous sommes tous un peu des migrants, croire qu’on peut prospérer en fermant ses frontières est voué à l’échec. Petite pierre dans le jardin des Brexiters anti-immigrants. On peut lire dans ce geste d’autres symboles – positifs : nous sommes vraiment des jumeaux, avec deux histoires qui se confondent ; ou plus cyniques : un dirigeant (Harold) qui ne tient pas parole finit mal – Harold promet à Guillaume la couronne d’Angleterre lors d’un séjour accidentel en Normandie, mais s’autoproclame roi à son retour, ce qui provoque la colère de Guillaume qui vient reprendre ce qu’il estime être sien ; Harold meurt à la bataille de Hastings, d’une flèche normande dans l’œil (selon la Tapisserie – l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs…).

Sur le fonds, d’autres symboles importants. D’un côté, un chef d’Etat en pleine possession de ses pouvoirs : une majorité parlementaire écrasante lui permettant de faire ce qu’il a promis ; une opposition quasi-inexistante ; un président jeune (20 ans de moins que son hôte Theresa May), réformateur, visionnaire et ouvertement pro-européen. De l’autre côté de la table, le chef du gouvernement d’un pays qui a décidé par référendum de quitter l’Union européenne il y a 19 mois, déclenchant un séisme politique et une véritable crise existentielle, évènement d’une magnitude sans précédent depuis la seconde guerre mondiale. Ce chef de gouvernement, Theresa May, survit dans un climat de constante imprévisibilité politique : majorité parlementaire très fragile ; parti conservateur – et gouvernement – profondément divisés sur la nature des relations futures du pays avec son plus important partenaire commercial, l’Union Européenne ; un pays épuisé par un débat anxiogène sur le Brexit, sujet qui phagocyte tous les autres et ne laisse aucune place, aucun budget et aucun espace mental pour gérer les grands défis de tout pays développé dans le premier quart du 21e siècle : santé ; sécurité ; environnement ; éducation ; divisions sociales et économiques / inégalités. Ajoutons des sujets spécifiques au Royaume-Uni :  rééquilibrage de l’économie – pour faire court, moins de finance dans le mix et plus de Nord / moins de Sud – ; investissements dans les infrastructures.

Theresa May critiquée jusque dans son propre camp, comme il y a quelques jours, pour la « timidité et le manque d’ambition du Gouvernement qui par conséquent déçoit constamment ». Venant d’un député normalement loyal, la critique fait mouche et fait mal. A contraster avec un président « Jupitérien », qui réunit 140 patrons des plus grands entreprises de la planète à Versailles, et s’attire un tweet élogieux de Lloyd Blankfein, le Président directeur-général de Goldman Sachs : « Gros effort, sincère et efficace, il semble qu’une nouvelle ère s’ouvre en France ».

Deux épisodes, déroutants pour un observateur neutre, illustrent la division qui persiste dans le pays et le désarroi au sein de l’appareil de gouvernement :

  • 22 décembre 2017 : un tweet de Theresa May annonce triomphalement le retour du « précieux passeport britannique bleu » après la sortie de l’UE, comme « expression de notre indépendance et notre souveraineté – symbole de notre appartenance à une grande et fière nation ». Annonce aussitôt saluée par les partisans du Brexit comme une victoire contre l’immixtion bureaucratique de l’UE qui avait imposé la couleur rouge foncé (« Burgundy ») du document actuel ; a contrario, les quolibets des pro-européens ont raillé le ton nationaliste et nostalgique de l’annonce, rappelant que (i) le nouveau passeport bleu roi ne ressemble en rien à l’ancien passeport bleu très foncé, quasi-noir ; (ii) les pays de l’UE ont le choix de la couleur du passeport, à l’initiative du pays membre ; (iii) le gouvernement devrait passer son temps sur des sujets plus sérieux que la couleur du passeport – et de conclure qu’« ils réarrangent les transats sur le pont du Titanic ! » ;
  • face aux critiques répétées que le gouvernement n’avait aucune idée sur la direction du pays post-Brexit, David Davis, le Ministre Pour la Sortie de l’Union Européenne, a assuré le Parlement que son ministère avait préparé près de 60 rapports sectoriels très détaillés sur l’impact du Brexit ; il a été sommé à de nombreuses reprises de les circuler aux parlementaires pour contribuer à un débat démocratique et transparent sur ce sujet fondamental, y compris une comparution houleuse devant les députés de la Commission Parlementaire pour la Sortie de l’UE ; après être finalement arrivé à court d’excuses pour ne pas les publier, et avoir été menacé d’outrage au Parlement pour avoir menti aux députés, les fameux rapports une fois publiés se sont avérés être une compilation médiocre qu’un député a résumé ainsi: « La plupart des informations sont sur Wikipedia ou identifiables avec une brève recherche sur Google. David Davis a clairement menti à la Chambre [affirmant que 58 rapports très détaillés étaient prêts], puis a confié à ses fonctionnaires la tâche peu enviable de créer ces rapports en 2 semaines. Ils ressemblent au copier-coller d’un étudiant paniqué qui rédige une dissertation à la dernière minute ».

Un deuxième aspect fascinant de la visite du Président Macron, cette fois sur le long terme : elle symbolise peut-être le passage de témoin d’un pays à l’autre, l’inversement d’un cycle de près de trente ans.

Depuis trois décennies, Londres et le Royaume-Uni font figure de modèle à la France : les entrepreneurs français viennent s’y installer, fascinés par un pays dont l’ADN est « pro-business » ; les étudiants s’inscrivent dans des facs à l’épicentre de l’univers anglophone, ou à la recherche d’un ‘petit job’ facile à décrocher et facile à quitter – contraste saisissant avec la France où décrocher un stage non-rémunéré relève du sacerdoce ; même des retraités français trouvent du charme aux berges de la Tamise !

Depuis plus de 25 ans, je rencontre des politiques (de tout bord) et des hauts fonctionnaires français qui viennent observer un pays bouillonnant d’idées, sur le thème générique « quels leçons peut-on tirer des Britanniques pour réformer un pays en dix leçons », ou « que pouvons-nous faire pour mettre fin à la paralysie et l’incapacité à reformer de la France ? ». Les changements initiés par les trois gouvernements Thatcher dans les années 1990 et poursuivies par ceux de John Major et Tony Blair ont révolutionné ce pays, déclenchant l’envie de la France – et l’agacement, jamais loin – sur la capacité du pays à se réformer de manière spectaculaire. « Si les britanniques peuvent le faire, pourquoi pas nous ? » est une phrase que j’ai beaucoup entendue ! Hors ce pays modèle revient de très loin. Le Royaume Uni sort de la deuxième guerre mondiale vainqueur mais exsangue – le rationnement dure jusqu’à l’été 1954 – et connaît une longue descente aux enfers. Dans les années 70, après avoir décliné l’invitation à rejoindre les pays fondateurs de la CECA, puis s’être vu fermé la porte de la CEE, le Royaume-Uni touche le fond : le pays en voie de tiers-mondialisation quémande un prêt au FMI et rationne l’énergie avec des coupures de courant dans l’industrie et les foyers britanniques. Pas étonnant que le pays endosse alors le costume sinistre d’« homme malade de l’Europe », avant finalement de rejoindre la CEE en 1973.  Contraste de l’autre côté de La Manche : la France est en pleine « Trentes Glorieuses », ayant retrouvée croissance, panache et influence, entre autres sous les présidences de Gaulle, après les traumatismes indochinois et algériens. Retour à Londres : sous l’impulsion des Conservateurs, au pouvoir de 1979 à 1997, suivi des Travaillistes du New Labour jusqu’en 2010, les gouvernements successifs ont présidé à 30 ans de réformes et de croissance. Euphorie à Londres, avec l’apogée des Jeux Olympiques de 2012 – octroyés à Londres contre Paris, décidément rien ne change. La France, elle, s’enfonce à son tour dans la paralysie à partir des années 1990 : nos dirigeants successifs, de droite comme de gauche, se montrent incapables de mener à bien les réformes de fonds qu’ils savent pourtant tous indispensables.

Jusqu’à un certain référendum le 23 juin 2016 au Royaume-Uni, et l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République française moins d’un an plus tard : la bascule franco-britannique est repartie dans l’autre sens.

Aspect fascinant de la relation de nos deux pays : frères jumeaux, frères ennemis, mais semble-t-il condamnés à ne pas connaître la prospérité en même temps, comme si un étrange et pervers vase-communiquant empêchait l’euphorie des deux côtés de La Manche au même moment.

Olivier Morel – 26 janvier 2018