Brexit : le début de la fin ou la fin du commencement?

Les relations franco-britanniques en mode dégel

A l’annonce de la victoire des troupes britanniques des généraux Alexander et Montgomery sur l’Afrika Korps d’Erwin Rommel à El Alamein en novembre 1942, Winston Churchill avait déclaré : « Now this is not the end. It is not even the beginning of the end. But it is, perhaps, the end of the beginning. » Assiste-t-on à un tournant de l’interminable roman-feuilleton qu’est le Brexit, après 80 mois de chaos politique indescriptible ? J’avais écrit peu après le vote de juin 2016 que le pays mettrait 10 ans à sortir de l’UE ; puis 10 ans ‘dehors’ pour réaliser qu’être un petit archipel venté et pluvieux dans le nord-est Atlantique au 21e siècle n’est pas confortable quand on est seul ; et enfin 10 ans à tenter de revenir. Par cette présentation un peu caricaturale, je voulais illustrer la grande difficulté pour le pays à s’extraire d’une relation qui aura duré 47 ans. Image parlante de Pascal Lamy : « Sortir le Royaume-Uni de l’Union Européenne revient à extraire un œuf d’une omelette ! ». Hors 6 ans et demi après le vote fatidique du 23 juin 2016, et 3 ans après la sortie ‘juridique’ (31 janvier 2020), le Brexit continue d’être l’un des sujets existentiels que confronte le Royaume-Uni, et les relations avec l’UE ne sont toujours pas sur un pied serein. Même si le mot Brexit est rarement mentionné par les Conservateurs comme les Travaillistes (les ‘célébrations’ du 3ème anniversaire ont été discrètes…), on sent malgré tout un frémissement, un changement de ton. Si ce n’est pas le début de la fin, est-ce peut-être la fin du commencement ?

Rappel et contexte

Le Royaume-Uni a cessé d’être officiellement membre de l’Union Européenne le 31 janvier 2020. Ensuite, la période dite ‘de transition’ de 11 mois, pendant laquelle le pays est resté membre du Marché unique et de l’Union douanière, a constitué un status quo ante. Rien n’a réellement changé au quotidien, même si le Royaume-Uni n’avait plus de droit de vote au Parlement européen. La sortie effective intervient ensuite le 31 décembre 2020 : c’est à ce moment-là que le Brexit a réellement pris tous ses effets – sortie du Marché unique et fin de la libre circulation des personnes pour ne citer que les effets les plus visibles et immédiats pour les entreprises et les citoyens. Hors nous étions alors en pleine crise du Covid-19, dont les effets sur l’économie mondiale ont rendu quasiment impossible une lecture sereine et détachée des effets du Brexit sur l’économie du Royaume-Uni.

Une catastrophe pouvant en cacher une autre, la guerre en Ukraine se déclenche le 24 février 2022, précipitant le monde dans une crise géopolitique et énergétique majeure – cette dernière particulièrement sévère en Europe. La nouvelle crise est un rideau de fumée supplémentaire, politiquement commode : le gouvernement britannique et l’extrême droite du parti Conservateur ne se sont pas privés d’attribuer tous les maux de l’économie à ce nouveau bouleversement géostratégique.

Tant la pandémie que l’agression russe ont bien sûr des effets réels et profonds sur l’économie britannique, comme sur celles de toute la planète. On commence toutefois à entrevoir maintenant les effets mesurables du Brexit, plus de 6 ans et demi après le référendum du 23 juin 2016.

Un gouvernement technique ?

On ne va pas refaire le match des derniers mois – voir mon article https://leschroniquesdubrexit.org/ pour tenter de comprendre les ressorts de la crise politique du début de l’automne 2022. On constate cependant que la nomination de Jeremy Hunt comme Ministre des finances le 14 octobre, suivi de l’arrivée de Rishi Sunak qui a emménagé au 10 Downing Street le 25 octobre, a considérablement rassuré les marchés. Les annonces très attendues faites le 17 novembre par Jeremy Hunt – augmentations d’impôts pour les classes moyennes aisées et rigueur budgétaire – ont restauré une certaine crédibilité au pays, en habillant le gouvernement de l’étiquette ‘technique’. Ce n’est pas complètement exact, tant il y reste quelques zélotes pro-Brexit : la Ministre de l’Intérieur Suella Braverman et Dominic Raab, Ministre de la Justice et Vice Premier ministre, ce dernier d’ailleurs sous le coup d’une enquête officielle – il est accusé de plusieurs incidents de harassement de ses collaborateurs. Et il n’y avait eu qu’une démission précoce dans cette nouvelle administration : Gavin Williamson, éphémère Ministre d’Etat sans portefeuille, qui démissionna le 8 novembre après la découverte de messages de harcèlement et de menaces adressées à la Chief Whip de la Première Ministre Liz Truss, lorsqu’il apprit qu’il ne serait pas invité aux obsèques de la Reine Elizabeth II.

Un énième épisode vient ternir l’image de probité et de compétence dont Rishi Sunak avait revêtu son nouveau gouvernement. Le président du Parti Conservateur et Ministre sans portefeuille Nadhim Zahawi fut éphémère Ministre des Finances au printemps dernier. On se rappellera que la démission de plus de 50 ministres et secrétaires d’Etat avait précipité la chute de Boris Johnson (« La première fois qu’un navire quitte le rat ! » pour citer l’apostrophe savoureuse de Sir Keir Starmer, leader de l’opposition travailliste). En attendant le résultat des élections internes au Parti Conservateur qui portèrent Liz Truss au 10 Downing Street (brièvement), des ministres ‘intérimaires’ ont expédié les affaires courantes. M. Zahawi fut l’un d’eux. Hors il s’avère qu’en même temps que ses lourdes responsabilités au gouvernement, il a été en négociation avec HM Customs and Tax suite à un ‘oubli’ – déclarer une plus-value sur la vente des parts de la société YouGov qu’il a fondée. Au final, règlement d’une facture d’environ 5M£, y compris l’impôt impayé et des pénalités de 30% de la somme dû. Le fisc britannique aurait jugé qu’il y avait eu négligence (« carelessness »). Après avoir été sous la pression de l’opposition, d’une bonne partie de la presse et même de certains membres de son propre parti pour qu’il congédie l’étourdi, Rishi Sunak a finalement notifié son départ à  Nadhim Zahawi, suite aux conclusions sans appel de l’enquête formelle qu’il avait fini par demander au Conseiller en Ethique du gouvernement.

Deux démissions en 100 jours de l’administration du même Rishi Sunak qui déclarait à son arrivée au 10 Downing Street son intention de « mettre l’intégrité, le professionnalisme et responsabilité » au cœur de son administration.

Les relations franco-britanniques en mode dégel

Nous sortons d’une des pires périodes de l’histoire moderne dans la longue relation, certes tumultueuse, de nos deux pays. Deux moments resteront dans les mémoires : l’épisode AUKUS – l’affaire des sous-marins et la ‘trahison’ australienne, avec le rôle accessoire mais non moins néfaste joué par le Royaume-Uni, confirmant les pires clichés sur la « Perfide Albion » ; et l’incapacité (délibérée) de Liz Truss à décider si la France est un ennemi ou un ami (« France : friend or foe? The jury is out »).

Depuis l’arrivée au pouvoir de Rishi Sunak, réchauffement accéléré : entretien chaleureux du Premier ministre avec le Président Macron en marge de la COP 27 à Sharm El Sheikh ; le Ministre des Affaires étrangères James Cleverly était à Paris pour les cérémonies du 11 novembre ; et les ministres de l’intérieur respectifs signent un accord pour ouvrir un nouveau chapitre de la coopération sur la gestion des migrants trans-Manche. Enfin, le premier sommet Franco-britannique est au programme le 10 mars, le premier depuis 2018 (Theresa May était alors Première ministre).

Brexit au tournant ?

L’administration de Liz Truss – à 44 jours, administration la plus éphémère de toute l’histoire du pays – aura été l’apothéose de l’absurdité du projet Brexit. Le maintenant fameux mini-Budget de Kwasi Kwarteng du 23 septembre 2022 qui provoqua une crise de confiance majeure dans la gestion de l’économie par le gouvernement conservateur fut l’illustration parfaite du triomphe de l’idéologie sur le pragmatisme. Les conditions de l’arrivée au pouvoir de Liz Truss trouvent leur genèse dans le chaos politique qui prévaut depuis 6 ans et demi dans ce pays. Depuis le retour des ‘techniciens’ aux commandes fin octobre (j’ai failli écrire ‘adultes’), la frange pro-Brexit du Parti Conservateur s’est faite très discrète. Ils n’ont sans doute pas encore dit leur dernier mot, mais une petit musique différente se fait entendre.

Quelques morceaux choisis :

  • les sondages indiquent un public est de plus en plus catégoriquement contre le Brexit – le dernier en date (18-19 janvier) montre que seulement 34% des britanniques croient toujours que ce fut la bonne décision, contre 54% qui pensent que le pays a eu tort de quitter l’UE https://www.statista.com/statistics/987347/brexit-opinion-poll/
  • le Financial Times a récemment produit un documentaire sur les effets du Brexit, analysant la priorité donnée à l’idéologie sur le pragmatisme et montrant les effets très réels sur les entreprises, petites et grandes (mais surtout les PME) dans leurs relations commerciales avec leur plus grand marché de l’autre côté de La Manche ; visionnage essentiel – https://www.youtube.com/watch?v=wO2lWmgEK1Y
  • George Eustice, Brexiteer convaincu, était Ministre de l’environnement au moment de la négociation et la signature d’un accord de libre-échange avec l’Australie en décembre 2021 ; cet accord avait été célébré comme « un accord historique, le premier depuis que le pays a quitté l’Union Européenne » ; hors le même George Eustice a tenu des propos très candides à la Chambre de Communes : « Le Royaume-Uni a beaucoup concédé sans obtenir assez en retour » ; il ajouta que son pays avait fait trop de concessions aux fermiers australiens (et néo-zélandais) ; et qu’il n’était pas nécessaire de leur octroyer une libéralisation complète sur l’importation de bœuf et de mouton au Royaume-Uni : « aucun des deux pays n’avait quoi que ce soit à nous offrir en contrepartie d’une concession très généreuse ».
  • le plus édifiant pour la fin : la voix même des chefs d’entreprises qui ont voté pour le Brexit. (il y en eu !) Un exemple parmi d’autres : Simon (Lord) Wolfson, patron de la grande marque de prêt-à-porter Next, déclare avec candeur que « ce n’est pas le Brexit pour lequel j’ai voté » ; et d’exhorter le gouvernement à admettre plus de travailleurs étrangers pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre ; lorsque 3 mois après le vote de juin 2016, j’avais sondé les membres des Conseillers du Commerce Extérieur au UK sur l’impact prévisible du vote sur leur activité dans ce pays, très nombreux étaient ceux qui identifiaient déjà l’accès aux talents comme LE nouveau défi posé par le Brexit : ne plus avoir un accès sans barrière à un immense réservoir de main d’œuvre qualifié à notre porte ; 6 ans et demi plus tard, cette crainte se confirme. Même si toutes les économies comparables ont beaucoup de mal à trouver des salariés, le Brexit rend l’exercice plus compliqué, plus chronophage et plus onéreux. J’ai en tête une image familière des entrainement de rugby : le Brexit équivaut à demander au pays de courir le 100m avec un pneu de tracteur attaché à la ceinture : très bien pour s’entrainer pour la Coupe du Monde ou le Tournoi des 6 Nations, totalement inutile pour concrétiser le slogan des Brexiters « Global Britain »

Ces réactions du monde politique, du public et surtout des entrepreneurs est-il le signe que le fameux pragmatisme britannique fait son retour ?

Les écueils sont encore bien présents

Le Protocole nord-irlandais est probablement le plus gros obstacle politique au retour à des relations plus normales avec les voisins européens. Cet accord est une véritable quadrature du cercle. Rappel : l’Irlande du Nord, partie intégrante du Royaume-Uni, demeure à l’intérieur du Marché unique pour ne pas réinstaurer une frontière entre le nord et le sud de l’ile d’Irlande (la paix qui y règne depuis les accord de 1998 après 3 décennies de violence – 3 500 morts – est trop précieuse pour la mettre ainsi en péril). Conséquence mécanique : la Mer d’Irlande entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord devient la frontière extérieure du Marché unique, contrôles à l’appui, c’est-à-dire une frontière interne au Royaume-Uni, mise en place pour policer les règles du Marché unique européen. Cette cote très mal taillée, pourtant négociée par Lord Frost et paraphée par Boris Johnson, continue d’être inacceptable pour les Unionistes nord-irlandais. Ils vivent comme une véritable trahison la dilution des liens Irlande du Nord – Grande-Bretagne. Les jusqu’au-boutistes du Brexit avaient un temps utilisés cet argument pour pousser le gouvernement à déclencher le mécanisme de l’Article 16 du Protocole Nord-Irlandais, signé en même temps que l’Accord de Libre-Echange fin 2020. Cette disposition stipule que chaque partie peut mettre en place des « mesures de sauvegarde unilatérales » (lisez ‘suspendre l’application du Protocole et le contrôle aux ports de Mer d’Irlande’) si le protocole entraîne soit des « difficultés économiques, sociétales ou environnementale sérieuses et susceptibles d’être pérennes, soit des dislocations des flux commerciaux ». Une véritable Epée de Damoclès suspendue au-dessus du couple UE-UK. Ajoutons qu’aucune preuve sérieuse de ces dysfonctionnements n’a été avancée pour justifier d’invoquer l’Article 16. Anecdotiquement, les deux régions du pays qui se redressent le mieux après la pandémie sont Londres et … l’Irlande du Nord. Des entrepreneurs de la Province, toutes allégeances confondues, sont ravis de constater (discrètement) qu’ils jouent sur deux tableaux – à l’intérieur du Marché unique et dans le Royaume-Uni.

Et les entreprises françaises ?

LA question qui revient très souvent : le Royaume-Uni a-t-il cessé d’attirer les entreprise étrangères, en particulier les groupes français ? Mon expérience professionnelles de ces deux ou trois dernières années, croisée avec celles des autres professionnels dans la même activité de fusions-acquisitions transfrontalières, montre une évolution du mode d’investissement : un ralentissement des implantations (typiquement une PME qui se lance sur le marché britannique en y créant une filiale) ou des exportations (plus compliqué/cher/bureaucratique) ; mais un rythme d’acquisition d’entreprises britanniques toujours soutenu. Ces investisseurs sont des PME de plus grande taille, ou des ETI, et certains grands groupes. Les secteurs sont très variés et les dernier mois offrent un bonus : le taux de change plus favorable € v £, qui semblerait osciller autour de 1 £ = 1.12 € – 1,14 € contre 1,20 € l’été dernier. On ne construit pas une stratégie de croissance externe sur un taux de change, mais c’est un attrait supplémentaire.

Dernier avertissement quand même : les professionnels de l’assurance export en Europe ont deux pays en tête des destinations les plus à risque de faillites pour 2023 : Allemagne et Royaume-Uni. La raison ? Ils jugent que le potentiel de défaillance d’entreprises y est plus élevé que dans tous les autres pays du continent.

Conclusion

Début de la fin oufin du commencement du Brexit, c’est indéniablement un nouveau chapitre qui s’ouvre maintenant. Le dialogue franco-britannique redémarre avec un Sommet le 10 mars, avec une ‘envie’ de rapprochement clairement exprimée côté britannique ; les échanges EU-UK sur le règlement de l’épineux problème Nord-irlandais se poursuivent dans un environnement plus apaisé. Tout cela ne peut être que positif.

Il faudra toutefois plusieurs années pour qu’un débat rationnel et dépassionné s’installe autour du sujet. Sauf nouvel accident politique, les prochaines élections générales sont programmées dans un peu moins de 2 ans. Il faudra probablement attendre le prochain Parlement, post 2025, pour entrevoir une approche différente. D’ici là, le chemin est encore semé d’embûches, mais le commerce va continuer : si les 6 dernières années ont démontrées une chose, c’est que les entreprises s’adaptent.

Olivier Morel

3 février 2023

L’effet Brexit mesuré par 2 graphiques

Au 3ème trimestre 2022, l’économie du Royaume-Uni connaissait la pire performance du G7, la seule en recul comparé à l’avant-pandémie

Prévisions 2023 – Office for Budget Responsability (OBR) | Commission européenne : l’économie du Royaume-Uni v 27 UE en 2023

Une version épurée de cet article est aussi parue dans la revue des Conseillers du Commerce Extérieur de la France – Entreprendre à l’international | Un monde en équilibre instable | janvier/février 2023 | Spécial Perspectives

Brexit is so last year darling…

Fin décembre 2020, après la signature du Traité, je me réjouissais avec soulagement d’avoir eu tort – j’avais écrit peu après le vote de juin 2016 que le processus de sortie prendrait une décennie. Hors 5 ans et demi après le référendum, loin de passer à autre chose, les britanniques ouvrent une nouvelle phase de négociation. C’est ‘frustrant’ comme dit le fameux euphémisme anglais ! Et malgré tout, les entrepreneurs continuent d’entreprendre

Le Royaume-Uni est réellement sorti de l’UE le 1er janvier 2021 – la sortie ‘officielle’ reste le 31 janvier 2020, mais la période de transition de 11 mois a maintenu le status quo ante. Alors que la pandémie semble (peut-être ?) en voie d’être maitrisée, et qu’on pensait enfin pouvoir passer à autre chose de plus constructif en 2022, voilà que Brexit se réinvite au menu des dossiers chauds. Une affaire qui n’en finit pas de finir…

Royaume-Uni automne 2021, ou le paradoxe de Schrödinger

En 1935, le physicien allemand Ernst Schrödinger a exposé sa fameuse expérience (théorique !) du chat simultanément mort et vivant comme une illustration de ce qu’il pensait être un aspect absurde de la nouvelle théorie de la mécanique quantique exposée par ses collègues Einstein, Podolsky et Rosen. La théorie dominante dit qu’un système quantique reste en superposition jusqu’à ce qu’il interagisse avec, ou soit observé, par le monde extérieur. Lorsque cela se produit, la superposition s’effondre dans l’un ou l’autre des états définis possibles – le ‘paradoxe’ du chat simultanément mort et vivant à en croire Schrödinger.

Les spécialistes de la physique quantique me pardonneront ce raccourci un peu ‘Wiki’ qui ne fait justice ni à la physique quantique ni à ces illustres physiciens. C’est toutefois la meilleure explication sur l’état du pays, qui semble vivre ce paradoxe de Schrödinger – en mode Brexit, le pays est simultanément dans un état et son contraire :

= > les automobilistes font la queue aux stations-services qui se vident de carburant en quelques heures MAIS en même temps il n’y a pas de pénurie d’essence

= > le pays a quitté le Marché Unique, mettant fin à la libre circulation des personnes et a instauré un nouveau régime migratoire, MAIS en même temps cela n’a rien à voir avec le départ de nombreux ressortissants européens et la pénurie de main d’œuvre dans les secteurs de l’hospitalité, de l’agro-alimentaire et des transports routiers, qui provoque de fortes perturbations dans les chaines de distribution

= > le gouvernement de Boris Johnson a célébré son succès d’avoir négocié et signé l’Accord de Commerce et de Coopération avec l’EU le 24 décembre 2020 et le Protocol on Ireland/Northern Ireland (le Protocole, signé en parallèle de l’accord de retrait); c’était la réalisation de sa promesse d’un Brexit « oven-ready » pour reprendre le slogan de sa campagne électorale aux élections du 12 décembre 2019 qui lui ont donné la plus forte majorité conquise par les Conservateurs depuis 1987), MAIS en même temps le gouvernement dénonce cet accord qu’il a négocié et signé il y a moins d’un an comme mauvais pour l’Irlande du Nord et menace de déclencher l’Article 16 comme prélude à une renégociation du Protocole

= > la Ministre de l’Intérieur Priti Patel célèbre la fin de la libre circulation devant les fidèles du Parti Conservateur en extase, MAIS en même temps le gouvernement prévoit l’émission de 5 000 visas d’urgence aux chauffeurs routiers européens pour faire face à la grave pénurie de main d’œuvre dans ce secteur ; dans la même veine, le Ministre des Transports Grant Shapps autorise le ‘cabotage’ par les camionneurs européens au Royaume-Uni (capacité à opérer dans le marché domestique britannique), sans que les routiers britanniques n’aient le même accès au marchés européen; les réseaux sociaux ironisent sur la soi-disant reprise de contrôle des frontières qu’on croyait synonyme avec Brexit

= > les entreprises sont seules responsables de cette pénurie, tellement elles sont ‘dopées’ à la main d’œuvre bon-marché importée ; le gouvernement les enjoint de recruter localement et de payer décemment, MAIS en même temps les Conservateurs au pouvoir depuis plus d’une décennie se sont fait les chantres de la ‘flexibilité’ de la main d’œuvre et promu les contrats précaires (« zero-hour contracts »).

La liste est longue de ces paradoxes qui démontrent – le fallait-il ? – que Brexit n’est pas ancré dans la réalité mais la poursuite avec un zèle quasi-religieux et contre toute logique d’un futur idyllique qui n’existe évidemment pas. Tout n’est pas ‘la faute à Brexit‘ évidemment, mais la capacité des zélote du Brexit à dire tout et son contraire , avec un aplomb sans parallèle, continue à générer une sorte d’horrible fascination.

Un dernier paradoxe est que malgré ce climat politique délétère, le chômage est au plus bas, l’économie se redresse et l’activité de fusions & acquisitions (baromètre comme un autre) est florissante.

Nostalgie et fake news, toujours les deux mamelles du Brexit

L’automne est la saison des congrès annuels des partis politiques et le climat ‘sous-la-tente-avec-les-fidèles’ n’est pas propice à la modération et la nuance. Outre les incantations aux entreprises à mieux payer leurs salariés que j’ai déjà mentionnées, on a assisté à un basculement sur la communication post-Brexit. Les Brexiters avaient clamé pendant la campagne pour le référendum de 2016 que les lendemains seraient radieux, à grands renforts de « fake news » sur, entre autres, la vague migratoire incontrôlée – l’équivalent de la population totale de la Turquie pourrait tenter de rentrer au Royaume-Uni, entre autres énormités. Puis les même Brexiters ont passé le plus clair des 4 années suivantes à pester contre les Remainers qui sabotaient leur beau projet – oubliant assez vite qu’ils avaient eux-mêmes rejeté l’accord négocié par Theresa May et qui n’introduisait pas de frontière en Mer d’Irlande (le sujet qui fâche du moment).

Devant les preuves de plus en plus irréfutables des effets réels du Brexit ¹ la nouvelle posture est que la transformation du pays ‘grâce au Brexit‘ sera bien sûr un peu difficile, le pays doit d’adapter à un nouveau contexte, mais l’eldorado n’est pas loin, le jeu en vaut la chandelle, retrouvons l’esprit du Blitz, etc. ! Entretemps, habituez-vous aux ruptures de stock intempestives dans les supermarchés, à faire la queue à la station-service et à ne pas trouver de dindes pour Noël (ou alors elles seront discrètement importées de France et de Pologne car les éleveurs locaux n’ont pas assez de main-d’œuvre qualifiée, laquelle venait d’Europe de l’Est à la belle époque de la libre circulation). Cette sorte d’incantation qui se donne des accents de Churchill à la petite semaine s’accompagne d’un appel à un retour à un passé forcement radieux. Ian Duncan-Smith (IDS, ancien chef éphémère et palot des Conservateurs en 2001-2003, dans les années post raz-de-marée New Labour), voulant encourager les britanniques à revenir travailler à leurs bureaux, écrit dans le Daily Mail que « dans les années 40, ils [nos aïeux] continuaient à venir au bureau sous les bombes d’Hitler »… Cette nostalgie d’un passé révolu qui était forcément paradisiaque est l’un des ressorts importants du Brexit – de manière perverse, elle est souvent invoquée par ceux qui n’ont pas vécu ce passé traumatique, mais par la génération suivante. Les tweets ironiques ont répondu à IDS que l’internet et Zoom n’existaient pas encore en 1940, d’autres ont soulignés que des centaines de milliers de gens, y compris des fonctionnaires, avaient été évacués en province au début de la Deuxième Guerre Mondiale.

French bashing

Dans ce climat délétère, les relations avec la France sont au pire. On mentionnera pêle-mêle : la pêche ; les sous-marins australiens ; la traversée de la Manche par des masses de migrants illégaux que la France laisse passer (bien sûr). Il faut s’attendre à ce que le French bashing, la rhétorique et les mauvaises blagues anti-françaises, continuent de prospérer, avec force référence à la Deuxième Guerre Mondiale dans la presse de caniveau qui est une spécialité locale. Je faisais observer récemment à un ami journaliste français établi à Londres qu’en plus de 33 ans de relations personnelles et professionnelles France – Royaume-Uni, je n’avais jamais connu pire. « Même en 2003 et la deuxième guerre irakienne ? » observait-il. Oui, même comparé à cet épisode très grave dans nos relations – laquelle s’est rétablie assez vite sur la base d’une confiance mutuelle renouvelée (les Traités de Lancaster House de 2010 sur la coopération en matière de défense et de sécurité en sont un excellent exemple). La différence entre 2003 et 2021 ? La nature et le comportement du personnel politique au pouvoir au Royaume-Uni en 2021, soit un gouvernement plus axé sur la fidélité que sur la compétence. Je viens de visionner « Blair & Brown : The New labour Revolution », documentaire de la BBC retraçant la genèse de la montée au pouvoir des deux premiers ministres travaillistes et leur règne de 13 années. Qu’on adhère ou pas aux choix politiques du New Labour, le film provoque d’abord un fort sentiment de nostalgie pour cette période dorée du « Cool Britannia » et du « Britain is Great » (ce slogan très habilement décliné par les pouvoirs publics pour ‘vendre’ la destination Royaume-Uni aux investisseurs du monde entier avec énormément de succès). Ce film met aussi en évidence l’intelligence visionnaire de gouvernements successifs qui, s’ils ont bien sûr commis des erreurs, ont transformé la société britannique en profondeur. Enfin, ils avaient aussi la compétence et le talent pour gouverner, au-delà des choix politiques auxquels on est libre d’adhérer (ou pas). C’est dire à quel niveau nous sommes tombés que d’admirer la simple compétence d’un gouvernement… Le gouffre qui sépare les années Blair-Brown du gouvernement actuel est proprement abyssal.

L’Irlande se réinvite malgré elle dans le débat et la négociation reprend…

Les conséquences pour l’Ile d’Irlande avaient été largement oubliées dans la campagne du référendum – en Angleterre en tout cas. Comme on le sait, le sujet est devenu LE point d’achoppement de la séparation. La solution finale est bancale car elle tente une cadrature du cercle impossible : (i) absence de frontière entre le Nord et le Sud ; (ii) l’Irlande du Nord reste dans le marché unique de marchandises de l’UE mais ; (iii) continu d‘être une partie intégrale du Royaume-Uni, établissant de facto une frontière interne au Royaume-Uni (en Mer d’Irlande) – solution que Theresa May avait d’ailleurs rejetée (« Aucun Premier ministre britannique n’accepterait de séparer l’Irlande du Nord du reste du pays »). Le Traité signé le 24 décembre 2020 et le Protocole irlandais établissent de fait cette frontière. Il était prévu une prolongation de la période de transition (pas de contrôle en Mer d’Irlande) jusqu’en avril 2021. Il s’agissait de laisser le temps au Royaume-Uni de mettre en place les mesures de contrôle à la nouvelle ‘frontière’. En mars, le gouvernement annonçait qu’il prolongeait unilatéralement ce moratoire au moins jusqu’en octobre. Nous sommes donc à un énième moment de vérité pour le Brexit : l’UE a fait cette semaine des propositions pour tenter de sortir de l’impasse, à savoir des assouplissements dans les conditions de contrôle de la nouvelle frontière de Mer d’Irlande, éliminant dans certains cas la grande majorité des contrôles sur l’axe Grande-Bretagne < = > Irlande du Nord, en particulier sur les produits alimentaires. Développement bien accueilli par les PME nord-irlandaises. De son côté, le gouvernement britannique ‘prépare le terrain’, mais au lieu de déminer, il envoie des signaux très agressifs sur ses intentions d’enclencher les mécanismes de règlement des différends du Protocole, en particulier le fameux Article 16 qui permet à chacune des parties de prendre des mesures unilatérales si sa mise en vigueur provoque « des difficultés sérieuses et pérennes en matière économique, sociétale ou environnementale ou une perturbation significative des échange commerciaux ».

Donc c’est finalement sous la pression du gouvernement britannique qui a publié ses demandes en juin dernier que l’UE vient de faire des propositions (le 13 octobre) pour aménager les conditions d’application du Protocole. L’approche des britanniques est de demander l’impensable, c’est-à-dire une réécriture du Protocole qu’ils ont négocié et signé il y a quelques mois. Ils constatent que cette méthode obtient des résultats puisque l’UE revient à la table des négociations, même à contrecœur. Ce qui démontre qu’être conciliant peut dans certains cas n’amèner que des demandes supplémentaires – on a en tête une comparaison audacieuse (je pense Sudètes et Munich…). Une PME basée en Irlande du Nord confiait par ailleurs que le fait d’être restée dans le Marché Unique de marchandises après le 31 décembre dernier avait été une aubaine – et on rappellera enfin pour mémoire que la province a voté majoritairement pour rester dans l’UE en juin 2016.

Le 12 octobre, veille de la publication des propositions de l’UE, Sir David Frost, négociateur en chef du Traité et membre du gouvernement, répétait les griefs du Royaume-Uni dans un discours à Lisbonne. Illustration parfaite des deux approches fondamentalement différentes : l’UE accepterait d’aménager les conditions d’application du Protocole, alors que les britanniques veulent tout bonnement le réécrire. Ils en rajoutent, en remettent en cause le rôle de la CJUE comme instance de règlement des différends.

Ça pourrait mal finir

Le risque d’une escalade est réel – l’UE réfléchit déjà à la meilleure manière de réagir aux infractions persistantes du Royaume-Uni, qui a franchi une étape supplémentaire avec cette annonce par la bouche de Lord Frost que le Protocole n’a plus de sens. Il sait aussi pertinemment que remettre en cause le rôle de la CJUE est une ligne rouge de l’UE. S’ajoute en toile de fonds une petite musique discordante émanant de certains extrémistes sur la nécessité de renégocier le Good Friday Agreement (1998). Ce texte est fondateur de la paix irlandaise et la base de la fin des « Troubles » comme on appelle pudiquement la la guerre civile de près de trente ans en Irlande. Pour le gouvernement irlandais et Bruxelles, c’est « no pasaran !»

S’il devient apparent que les britanniques ne s’engagent pas dans le nouveau processus de négociation avec sincérité, les options pour l’UE :

= > ‘frappes chirurgicales’ – sur la pêche ; sur les services financiers (un accord est toujours en négociation) ; l’énergie ; etc.
= > option ‘nucléaire’ – suspension ou dénonciation du Protocole, c.-à-d. application stricte des barrières douanières ; mais l’UE a-t-elle les moyens de mettre en vigueur des mesures qu’elle a en fait déléguées au Royaume-Uni, car cette ‘frontière’ Irlande du Nord < = > Grande-Bretagne se trouve à l’intérieur du Royaume-Uni ?

Ça va être pire avant de s’améliorer, sans empêcher les entrepreneurs d’entreprendre

Fin décembre 2020, après la signature du Traité, je me réjouissais avec soulagement d’avoir eu tort – j’avais écrit peu après le vote de juin 2016 que le divorce prendrait une décennie. Hors 5 ans et demi après le référendum, loin de passer à autre chose, s’ouvre une nouvelle phase de négociation. C’est ‘frustrant’ comme dit le fameux euphémisme anglais…

Nous entrons dans une période compliquée, ce qui est rageant car il semblerait que l’économie se redresse et que malgré les nombreux défis, notre dialogue avec les entreprises fait état d’une année 2022 fructueuse d’opportunités. N’est-il pas ironique d’ailleurs que les apôtres du Brexit soient maintenant forcés d’en retarder la pleine application face aux difficultés liées à la fin de la libre circulation qui en était un des piliers ? Le marché a finalement raison. Et double ironie puisque les Brexiters au pouvoir sont des chantres du laisser-faire et du moins d’Etat, hors ils sont contraints d’intervenir pout mitiger les effets négatifs de leur cher Brexit. Les même Brexiters s’étaient opposés en son temps à l’accord négocié par Theresa May car la nouvelle relation avec l’UE auraient toujours été trop conviviale à leur goût – cette sorte de purgatoire avait reçu le sobriquet de «BRINO» (« Brexit In Name Only »). Est-on en train d’assister à un BRINO rampant ?

Pour terminer sur une note positive, il est rassurant d’entendre les PME d’Irlande du Nord se montrer favorables à la continuité de relations commerciales étroites avec la République. Il semblerait finalement que le commerce l’emporte et que les entrepreneurs continuent d’entreprendre, malgré les gesticulations politiques, aussi nauséabondes soient-elles.

Passez une belle fin d’automne.

Olivier MOREL
16 octobre 2021

¹ Consulter avec profit la ‘comptabilité’ tenue par R Daniel Kelemen, Professor of Political Science and Law and Jean Monnet Chair in European Union Politics at Rutgers University https://twitter.com/rdanielkelemen/status/1348964732104007680

La rentrée de tous les dangers

« C’est très dangereux de se tenir au milieu de la route : on se fait renverser par les deux côtés » – Margaret Thatcher

Trois semaines de vacances paradisiaques sans réseaux sociaux – en passant, tout à fait d’accord avec Gaspard Koenig[1]– mais en rentrant j’ai retrouvé Brexit, qui a bien sur repris sa place, c’est-à-dire en écrasant tout le reste. Plus ça change…

« No deal is better than a bad deal »

Le gouvernement a sifflé la fin de la recréation estivale le 23 août, en publiant une première série de notes de synthèse sur les conséquences éventuelles d’une sortie de l’UE sans accord, le 29 mars 2019. Ces notes techniques et les directives émises par les différents ministère sont un exercice de grand écart politique : (i) elles doivent rassurer le pays que le gouvernement, administration responsable, se prépare à toutes les éventualités ; (ii) sans toutefois provoquer de  panique ; mais le Ministère de la Santé y enjoint le secteur pharmaceutique à constituer des stocks supplémentaires de 6 semaines, au cas où – je vous laisse juger si ce type de recommandation est de nature à rassurer le public… ; (iii) la publication de ces notes doit aussi tenter de convaincre Bruxelles que le UK est prêt à repartir les mains vides plutôt que d’accepter un mauvais accord – le fameux leitmotiv de Theresa May « No deal is better than a bad deal » ; (iv) qui se combine avec le quatrième objectif : Theresa May tente de conserver ce qu’il reste de cohésion au Parti Conservateur : « no deal » doit être à la fois désastreux – pour que le très peu convaincant «Chequers’ Plan »[2] face comparativement bonne figure et que ses députés ne le remettent pas en cause au moment de ratifier l’accord signé avec l’UE dans quelques semaines – et ce même « no deal » doit aussi apparaitre complètement normal pour apaiser les Brexiters de son parti.

La précarité de la position du gouvernement – et la persistante absurdité qui semble coller à tous les sujets Brexit – est illustrée ainsi : non seulement le Chequers’ Plan a été rejeté très tôt par Bruxelles (essentiellement incompatibilité avec les 4 libertés garanties par le marché unique), mais aussi par les Brexiters, réussissant l’exploit de mettre d’accord les eurosceptiques britanniques et Michel Barnier.

Boris Johnson continue de tirer le débat vers l’abysse populiste

L’ancien Ministre des Affaires étrangères, récemment libéré de la solidarité gouvernementale par sa démission après la publication du Chequers’ Plan (solidarité qu’il traitait d’ailleurs avec beaucoup de désinvolture, même au sein du gouvernement), a aussi marqué sa rentrée par des attaques en règle contre Theresa May. Retourné à ses premières amours comme chroniqueur du quotidien pro-Brexit The Daily Telegraph (où il emmargerait à 275 000 £ par an[3]), il n’a de cesse de détruire le peu de crédibilité qui reste à la Première ministre. Si je ne craignais pas de descendre à son niveau, je qualifierais sa dernière chronique (parut le week end dernier dans le Mail on Sunday, un autre parangon d’orthodoxie pro-Brexit), de ‘bombe’, décrivant ainsi la position de négociation du gouvernement : « We have wrapped a suicide vest around our constitution and handed the detonator to Brussels ».

Même si cette dernière sortie effarante lui a valu des condamnations sans appel de certains collègues sur les bancs du Parti Conservateur, nous ne devrions plus être étonnés des saillies narcissiques de Boris Johnson, un homme qui ne reculerait devant rien pour le plaisir d’une formule choc n’ayant qu’un rapport très lointain avec la réalité. Il sait que cela séduit nombre de militants du Parti, si ce n’est ses collègues députés.

 Automne politique chaud

L’automne est la saison des congrès annuels des partis politiques. Hors le climat ‘sous la tente avec les fidèles’ a fâcheusement tendance à engendrer des discours enflammés peu propice à apaiser le débat. En 2016, Amber Rudd, nouvellement nommée Ministre de l’Intérieur, succédant dans ce rôle à la Première ministre et voulant sans doute gagner ses galons de bon soldat exécutant la ‘volonté du peuple’ (le résultat du référendum), avait déclaré que toute entreprise qui employait des ressortissants de l’Union Européenne non-britanniques devrait les ficher… Même dans le camp pro-Brexit, cette sortie maladroite avait provoqué des haut-le cœur[4].

Deux ans plus tard, alors que la date fatidique du 29 mars 2019 approche (trop) vite, le climat politique est sous haute tension : Theresa May est sous la menace quasi-permanente d’une remise en cause formelle de son mandat de chef du parti – et donc de Premier ministre[5] – et les candidats à sa succession ne manquent pas, y compris Boris Johnson. La position délicate de la Première ministre me remet en mémoire des expressions imagées de deux personnalités hors normes de l’histoire britannique : Margaret Thatcher décrivant ce qu’elle pensait du compromis en politique : « C’est très dangereux de se tenir au milieu de la route : on se fait renverser par les deux côtés ». En essayant de gérer les attentes des Brexiters et Remainers, Theresa May ne satisfait personne et risque de faire les frais de son opération d’équilibriste.

Winston Churchill pour sa part décrivait ainsi la politique d’apaisement du gouvernement britannique vis-à-vis de l’Allemagne avant guerre : « Un partisan de l’apaisement est celui qui nourrit un crocodile en espérant qu’il le mangera en dernier ». Theresa May a-t-elle trop joué l’apaisement vis-à-vis des ardents Brexiters, nourrissant ainsi le crocodile pro-Brexit ? Les semaines qui viennent risquent d’être infestées de sauriens avec les pires intentions…

Jeremy Corbyn, chef controversé du Labour, qui n’arrive pas à faire décoller son parti dans les sondages alors que les Tories sont en pleine déconfiture, et récemment empêtré dans un débat délétère sur le racisme et l’antisémitisme au sein de son parti.

Le parti Liberal Democrats, le seul qui soit officiellement pro-européen et anti-Brexit (avec les Ecologistes) est inaudible.

Ce n’est donc sans doute pas un hasard si Bruxelles émets des signaux positifs depuis quelques jours : Michel Barnier laisse entendre qu’il est toujours réaliste de penser que lle Royaume-Uni et l’Union Européenne signeront l’accord de séparation d’ici « six à huit semaines ». Même si la position de fonds de l’Union, très claire depuis le début des négociations, n’a pas changé, le ton compte énormément. A un moment où les négociations atteignent leur point d’orgue, personne n’a intérêt à être face à un interlocuteur en déroute – ou pire, à se retrouver avec un autre interlocuteur.

Distinguer le politique de l’économique

Le gouvernement a décrit les conséquences possibles d’une sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne sans accord le 29 mars 2019 dans les notes techniques qu’il vient de publier. Des opposants au Brexit enfoncent le clou et peignent une vision apocalyptique en cas de sortie désorganisée : frontières bloquées ; autoroutes d’accès au port de Douvres paralysées ; bouchons de centaines de kilomètres ; pénuries de nourriture, de médicaments et de carburant ; police annulant tous les congés pour faire face à ce que le gouvernement appelle pudiquement ‘troubles de l’ordre public’ (lire ‘pillage’) ; etc.

Dans ce climat fébrile, les entreprises, françaises entre autres, s’interrogent sur le climat des mois à venir. Si les 30 derniers mois nous incitent à éviter toute prévision – qui a vu arriver Brexit, Donald Trump et Emmanuel Macron ? – et même si je me sens un peu ‘disque rayé’, constatons quand même que l’économie continue de défier les prévisions moroses pré- et post- référendum – la croissance 2017 a été de 1,8%[6], pas mirobolant mais loin de la catastrophe annoncée par certains. Le premier semestre 2018 a été plus modeste, à 0,6%, mais les chiffres pour le trimestre ‘glissé’ mai–juillet 2018 sont en amélioration à 0,6%, emmené par les services, le BTP et le commerce de détail – la météo très clémente et la Coupe du Monde ont joué un rôle important (une place en demi-finale était totalement inespérée). L’OCDE prévoie ainsi une croissance 2018 de 1,4%[7]. Le Royaume-Uni reste un membre du G7 et la cinquième économie mondiale, à quasi-égalité avec la France[8]. Un pays solvable de plus de 66 millions de consommateurs, dynamique et qui a su démontrer sa résilience dans le passé. Le chômage continue de battre des records historiques, 4% sur la période mai–juillet 2018 – quoique le débat s’intensifie sur les fameux « zero-hour contracts » qui huilent les rouages d’une économie si ‘flexible’[9] ; le gros bémol  dela faible productivité continue de défier analyses et remèdes.

Le volume très important des échanges commerciaux entre le pays et l’Union Européenne ne va pas cesser : à eux-seuls, 6 pays – Allemagne, Belgique, Espagne, France, Irlande, Italie – ont absorbés près de 40% des exportations du Royaume-Uni en 2016. Ce pays échange plus d’un milliard d’euros par semaine de biens et services avec la République d’Irlande ; les exportations vers cette même Irlande sont plus importantes que vers la Chine, l’Inde et le Brésil combinés.

 Conclusion : achetez des boules Quiès à filtre anti-Brexit

Dans la perspective de plusieurs semaines où le ton politique va s’enflammer, j’ai envie de conseiller à mes interlocuteurs de ne pas lire ou écouter quoi que ce soit qui émane du personnel politique ou d’une certaine presse sur Brexit, probablement jusqu’à fin novembre – sauf quelques voix restent censées dans la cacophonie, liste non exhaustive en bas de page.

Bonne rentrée !

Olivier MOREL

14 septembre 2018


 

A lire et suivre avec profit, noms et adresses tweeter :

Eric Albert, @IciLondres  |  Mark Boleat, @markboleat  |  Ian Dunt, @IanDunt  |

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Andrew Sentance, @asentance  |  Philip Stephens, @philipstephens  |

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et

Marina Hyde, @MarinaHyde – ton acerbe, irrévérencieux et inclassable


[1] https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0302204631461-pourquoi-il-faut-fuirtwitter-et-facebook-2202133.ph

[2] Chequers est la résidence secondaire du Premier Ministre britannique. Theresa May y a dévoilé son Plan Brexit lors d’un séminaire du gouvernement le 6 juillet 2018, provoquant la démission de David Davies, Ministre responsable de la sortie de l’UE et principal interlocuteur de Michel Barnier, et Boris Johnson, Ministre des Affaires Etrangères, tous deux ardents Brexiters.

[3] Soit plus de 300 000 € ; il avait dû abandonner cette chronique lorsqu’il avait rejoint le gouvernement de Theresa May à l’été 2016 ; il avait d’ailleurs fameusement qualifié ses émoluments de chroniqueur (250 000 £ à l’époque), qu’il combinait encore avec son rôle de Maire de Londres, de « chicken feed » (roupie de sansonnet).

[4] Amber Rudd avait fait une campagne de référendum pro-européenne vigoureuse, dénonçant régulièrement les grossières promesses et autres mensonges des Brexiters sur les soi-disant avantages du Brexit ; on a dit que cette annonce provoquante au congrès du parti était aussi pour elle un moyen de gagner en crédibilité vis-à-vis de ses collègues Brexiters.

[5] Le chef du parti majoritaire à la Chambre des Communes forme un gouvernement ; en cas de changement au sein du parti entre 2 élections, le nouveau chef du parti devient Premier Ministre automatiquement – Gordon Brown succède ainsi à Tony Blair en 2007 ; Theresa May à David Cameron le 13 juillet 2016.

[6] https://data.oecd.org/gdp/real-gdp-forecast.htm#indicator-chart

[7] voir [6].

[8] https://www.weforum.org/agenda/2018/04/the-worlds-biggest-economies-in-2018/

[9] Lire avec profit « Hired: six Months Undercover in Low-Wage Britain », James Bloodworth, sur la face cachée de la « gig economy ».